Vers une nouvelle révolution agricole ?

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Cf. également : “Autosuffisance alimentaire : les défis de l’agriculture urbaine et rurale


Quelles relations peut-on envisager entre : surface agricole utile, artificialisation des sols, croissance de la population, autosuffisance alimentaire coopérative ? État des lieux et prospective.

Telle est la problématique que je souhaite aborder avec l’intention de tenter d’articuler ses différents paramètres pour démontrer avec des données chiffrées qu’il est encore possible de projeter une politique agricole d’envergure dont la finalité serait la production d’une alimentation ne mettant pas en péril le monde vivant de la planète Terre. L’humanité devrait pouvoir être en mesure de satisfaire le besoin vital de se nourrir en veillant d’une part, au maintien de l’équilibre de la biodiversité et des écosystèmes [cf. Observatoire National de la Biodiversité : bilan 2018], d’autre part à la maîtrise du réchauffement climatique, depuis que Homo sapiens  a découvert l’usage énergétique de certaines ressources naturelles pour en faire industrie. Mais nous éprouvons beaucoup de difficultés à enrayer ce réchauffement faute sans doute d’un projet politique cohérent.

Recentrer la vie sur l’agriculture, c’est-à-dire la culture du “champ” (agros en grec) en pleine terre, et non hors sol, pour produire de quoi s’alimenter, n’est-ce pas l’essence même de l’existence ? J’ai en mémoire le propos d’un agriculteur de Terre de liens : “paysan…, paysage…, pays… sont des mots ayant la même racine, n’oublions pas notre responsabilité paysanne !”

  1. Sixième extinction massive ?

Pour le biologiste naturaliste Benoît Fontaine [2018] « les vertébrés reculent de façon massive et la sixième extinction ne fait plus de doute pour personne » [1] ; ce qui n’est pas tout à fait exact puisque Stewart Brand, écologiste américain très écouté mais aussi contesté car partisan de l’énergie nucléaire et des cultures transgéniques, ne partage pas cette unanimité : « L’idée que nous nous dirigeons vers une extinction massive n’est pas seulement fausse, c’est une recette pour la panique et la paralysie », la question n’étant pas la disparition d’espèces entières mais « le déclin des populations animales sauvages » [2015, [2], déclin que l’on parviendrait à enrayer en mettant en œuvre une écologie pragmatique d’envergure [3].

Gardons l’hypothèse de la sixième extinction, pour faire le constat avec de nombreux chercheurs qu’elle se différencie très nettement des précédentes puisque Homo sapiens en serait le principal responsable par son activité agricole et industrielle perturbatrice de la biodiversité et des écosystèmes, et ce sur une durée relativement courte d’environ deux siècles ; alors que les précédentes extinctions s’étalaient sur deux à trois millions d’années. Ainsi lors de la cinquième il y a 66 millions d’années, les dinosaures et autres espèces n’ont pas disparu massivement du jour au lendemain, puisque, en dehors de l’impact de l’imposant astéroïde (10 km de diamètre), ce serait un lent et net refroidissement de la planète qui en serait la cause principale, sans pour autant entraîner l’élimination de toute vie sinon nous n’en serions pas à nous interroger sur l’avenir de la Terre !

Ces périodes d’extinction massive ont de quoi inquiéter, mais il est quelque peu rassurant d’observer que la vie continue malgré des disparitions importantes d’espèces ; la faune et la flore s’adaptent lentement sur des millions d’années et « la biodiversité reprend le dessus avec une diversité plus importante » [Fontaine B. 2018] ; ainsi les dinosaures volants, sans doute les seuls survivants de l’espèce, sont devenus les oiseaux d’aujourd’hui, qui à leur tour sont menacés par le manque d’insectes pour se nourrir ; ce déclin, imagé par le “syndrome du pare-brise”, concerne actuellement 40% des espèces d’insectes dont les pollinisateurs [cf. Grandcolas P. 2019 [4]

Une extinction, massive ou non, est en cours c’est indéniable et les constats  établis par les très officiels “Observatoire National de la Biodiversité” et “Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité” (IPBES) sont sévères :

À l’heure actuelle, le taux d’extinction des espèces est environ 100 à 1.000 fois supérieur au taux moyen d’extinction mesuré au cours des temps géologiques :

  • De 1970 à 2012, les populations d’espèces sauvages de vertébrés ont diminué de 38 % dans les habitats terrestres et de 81 % dans les habitats d’eau douce.
  • Les zones humides, écosystèmes particulièrement riches en biodiversité, figurent parmi les écosystèmes les plus dégradés du fait de leur transformation (drainage et conversion) en zones agricoles plus ou moins intensives ou en zones urbaines. Ainsi, 87 % d’entre elles ont disparu au cours des trois derniers siècles et 54 % depuis 1900. Or, la perte de biodiversité affecte le bon fonctionnement des écosystèmes et leur résilience : c’est une forme de dégradation des terres.
  • La capacité des écosystèmes et de l’agriculture à produire de la matière organique (végétale) à partir du CO2 et de l’énergie du soleil (productivité primaire nette de biomasse) est globalement inférieure de 23 % au niveau qu’elle aurait en contexte non dégradé.
  • Au cours des deux derniers siècles, les activités humaines ont causé la perte moyenne de 8 % de la teneur des sols en carbone organique, un indicateur de leur état et de leur fertilité. Dans les pays tempérés, on atteint des pertes de 25 % à 50 % dans les couches supérieures du sol après 30 à 70 ans de culture. Une des causes est l’exportation de la matière organique lors des récoltes au lieu d’en laisser une partie se dégrader au sol, sur place.

biodiversite en europeEn Europe de l’Ouest, L’empreinte écologique (consommation) est de 5,1 hectares (ha) par habitant, elle est nettement plus élevée que la biocapacité naturelle de renouvellement, 2,2 ha par habitant, « autrement dit, la consommation d’un européen entraîne l’importation de ressources naturelles occupant 2,9 ha de terres hors des frontières.

Il devient donc urgent que ce déficit chronique soit nettement réduit par, entre autres, une politique agricole permettant que nos besoins alimentaires basiques puissent être satisfaits en grande partie en productions locales. Est-ce que cela paraît possible ? C’est ce que nous allons tenter d’évaluer pour le territoire de la France entière (métropole et TOM)

C’est une nouvelle révolution agricole qui est projetée, révolution dans le sens d’un apport culturel, technique, politique… de grande ampleur entraînant d’importants changements dans le monde du vivant. Cet imaginaire est d’ailleurs amorcé par de multiples innovations riches d’enseignements mais qui demeurent trop en marge, faute sans doute de relais politiques et médiatiques suffisamment connus et puissants pour en faire un récit convaincant.

Cette intention révolutionnaire est sans aucun doute fort utopique, mais il s’agit déjà de prendre la mesure chiffrée de ce qui serait envisageable en partant des données actuelles sur la manière dont est utilisée la superficie du territoire français ; puis en projetant ces données jusqu’à la fin de ce siècle, avec l’hypothèse qu’une quasi-autosuffisance alimentaire bio pourrait s’envisager pour tous les habitants et sur la superficie utilisée aujourd’hui par l’agriculture. Si cette hypothèse se vérifie, elle conduira à l’idée que l’agriculture (re)devienne le principal pivot social et environnemental pour réduire en partie le réchauffement climatique, redonner à la biodiversité son rôle régulateur du vivant, proposer une alimentation saine produite le plus localement possible et créer des emplois. Projet qui serait à construire de façon concertée entre producteurs, consommateurs et services publics avec une gouvernance en communs très décentralisée.

  1. Utilisation 2017 de la superficie de la France entière

Définitions [Agreste, ministère de l’agriculture et de l’alimentation, 2017] :

  • Surface non utilisable : montagnes, bords de mer, espaces aquatiques, maquis, garrigues, zones naturelles protégées non productives
  • Surface agricole utilisée (SAU), avec deux principaux volets : terres arables (labourables) destinées aux cultures céréalières, fruitières, florales, et légumes frais ou secs (SAU arable) | terres en prairies permanentes (fauchées ou non) et pâturages, destinés à l’élevage animal (SAU élevage)
  • Surface artificialisée : sols bâtis | sols revêtus et stabilisés (routes, voies ferrées, parkings, chemins…). | espaces verts publics non producteurs de consommables.
  • Surface boisée: forêts, peupleraies, bosquets, haies

Population recensée en 2016 : 67.200.000 personnes demeurent sur le territoire français. Le taux annuel moyen de croissance de la population française est de 0,5% depuis 2009.

Observations 2 :

  • dans l’absolu chaque personne pourrait actuellement disposer de presque un demi-hectare pour se nourrir et se loger (4.300 m²+240 m²) dans l’hypothèse d’une répartition de l’occupation du sol totalement égalitaire. Donc l’option (développée dans un prochain article) envisagée par la collapsologie et le survivalisme “chacun chez soi en cultivant son jardin” pour une autosuffisance maximale, pourrait s’envisager ; raisonnement quelque peu absurde et irréaliste. En effet tout le monde n’a ni l’envie, ni les moyens, ni le temps de cultiver son jardin, et la multiplication de l’habitat individuel avec potager, déjà problématique à ce jour, amplifierait grandement les déplacements, donc les tracés de route et les véhicules motorisés, et que deviendraient les agriculteurs, les entreprises et commerces de l’agroalimentaire ? Aussi pour la suite je conserverai l’hypothèse d’une possible autosuffisance alimentaire avec une approche beaucoup plus collective ou communautaire ou bien encore communale dans le sens premier du mot : au Moyen-âge, bourg ou ville affranchie du joug féodal et administrée par ses habitants les bourgeois : par exemple Villefranche-sur-Saône (charte de franchise en 1260), Sienne en Italie…
  • Dans la SAU, les surfaces consacrées aux monocultures céréalières et vinicoles sont importantes : par exemple près de trois millions d’hectares pour le maïs dont la culture utilise beaucoup d’eau, de produits phytosanitaires et pesticides pouvant affecter gravement les écosystèmes. Dans les prochains calculs cette superficie ne vient pas en déduction de la SAU, avec le souhait que le principe même de la monoculture soit réexaminé très attentivement.
  • en surfaces boisées la forêt en Guyane occupe à elle seule huit millions d’hectares (32% du total surface boisée) auxquels s’ajoutent quelques milliers dans les autres TOM. En métropole la forêt seule progresse de 0,7% par an au détriment des terres agricoles, [IGN 2019], mais aurait une légère tendance à diminuer dans les TOM ; aussi notre estimation du taux moyen annuel de croissance pour l’ensemble des surfaces boisées est de 0,15% venant en déduction de la SAU. La réimplantation de haies en surfaces agricoles dans plusieurs régions provoque certes une légère perte en SAU, mais permet de limiter l’érosion des sols, de favoriser la biodiversité et d’apporter de l’ombre aux troupeaux ; ainsi par exemple, La ferme bio de la Fournachère (Rhône) va prochainement implanter sur un kilomètre 2.000 plants d’arbustes, en partenariat avec le Parc Naturel Régional du Pilat (Loire)
  • en surfaces artificialisées les routes et autoroutes représentent à elles seules 79% du réseau transport [Actu environnement, 2014] alors que l’emprise des voies ferrées est de 13%, bâtis compris |Certu, 2012] ; cet important écart indique clairement les modes de transport actuellement privilégiés. Les 8% restants sont consacrés aux rives des voies fluviales aménagées. Le taux moyen annuel de croissance des surfaces artificialisées est de 0,8%, constant depuis 2010 (il était de 1,3% entre 1992 et 2009). dont 90% impacte la surface agricole [gouvernement.fr 2016].

3. Estimation de la SAU jusqu’en 2100

Pourquoi 2100 ? La fin d’un siècle sert souvent de référence pour parfois prédire le pire, genre “En 2100, les trois quarts de l’humanité risquent de mourir de chaud”, ou imaginer qu’une toute petite partie de l’humanité sera devenue extraterrestre, installée sur Mars ou sur des planètes artificielles ! En attendant je garde l’idée d’une solide résilience humaine permettant, à certaines conditions, de maintenir le monde vivant en bon état ! « Il est possible que dans quelques centaines d’années, nous aurons établi des colonies humaines dans le cosmos ou sur d’autres planètes. Mais pour le moment, nous n’avons qu’une seule et même planète et nous devons nous serrer les coudes pour la préserver » [Hawking S. 2016 [5]

croissance pop_2010-2100
pop et sau

Observations 3 :

  • Si les actuels taux moyens annuels de croissance en population (0,5%), surface boisée (0,15%) et surface artificialisé (0,8%), restent constants jusqu’à la fin du XXIe siècle, la perte en SAU sera de l’ordre de 29%.
  • La croissance exponentielle de la population va de pair avec celle de l’artificialisation des sols, en effet les besoins en logements, bâtiments publics, parkings, grandes surfaces commerciales… augmentent en toute logique et de nombreux hectares de terres arables seront donc utilisés. Est-ce que la superficie du territoire français, non extensible, et peut-être même quelque peu réduite par la montée du niveau des mers, peut supporter une population de plus de 100 millions de personnes ? Dans l’absolu oui, puisque par habitant, la surface pour l’habitat resterait autour de 250 m², et que la SAU, bien que réduite de plus de la moitié, resterait de l’ordre de 2.000 m² par personne. Cependant les estimations qui vont suivre révèlent un possible manque en surface agricole à partir de 2075
  • La situation de l’ensemble de la planète est tout autant problématique, puisque, d’après l’ONU, sa population est estimée pour 2100 à environ 11,2 milliards personnes (7,55 milliards en 2017). Cette explosion suscite bien des questions dont celle du contrôle des naissances, et Thomas Malthus n’est pas loin pour nous rappeler que le problème est vaste et fort complexe car tout à la fois : économique, social, géopolitique, éthique… sans pour autant partager ses options politiques !
  1. Autosuffisance alimentaire

Pour l’Organisation des Nations-Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) l’autosuffisance alimentaire est “la satisfaction de tous les besoins alimentaires d’un pays par la production nationale”. La France en serait à 83%. Dans cette définition le “tous” peut faire question, puisqu’un pays comme la France n’est pas actuellement en mesure de produire certaines denrées en quantités suffisantes : café, cacao, épices, oranges… On peut estimer qu’elles ne sont pas basiques et qu’il est possible de s’en passer, mais est-ce vraiment possible et souhaitable ? Donc l’autosuffisance a des limites et ne peut raisonnablement s’envisager comme un tout. Cependant mon hypothèse est basée sur une production alimentaire localisée au maximum, disons à un niveau communal ou intercommunal. Déjà plusieurs villes importantes l’ont inscrite dans leurs objectifs :

  • Albi (49.100 habitants) : « En 2014, la Ville d’Albi s’est fixée l’objectif d’atteindre l’autosuffisance alimentaire à l’horizon 2020. La finalité de ce projet est l’approvisionnement des ressources alimentaires pour l’ensemble des albigeois dans un rayon de 60 km » [Albi site officiel]
  • Rennes (214.000 habitants) « Tout a commencé le 27 juin 2016. Le conseil municipal de Rennes décidait d’entamer la route vers l’autosuffisance alimentaire de la ville. Labellisée “Ville comestible de France” » [Rennes métropole]

Ces deux projets s’appuient en partie sur le concept de “l’agriculture urbaine” dont l’intérêt est avant tout de l’ordre du plaisir de faire avec ses mains et de la pédagogie pour découvrir comment pousse une plante, je doute en effet que les surfaces agricoles disponibles en milieu urbain permettent une production au-delà de l’épiphénomène.

Quelle serait aujourd’hui la surface en terre cultivable nécessaire pour une production alimentaire bio en pleine terre et variée pendant un an, à raison d’une moyenne d’un bon kilo par jour de nourriture par personne en tenant compte des déchets ? Dans les actuelles et nombreuses approches de l’autosuffisante alimentaire les évaluations en surface cultivable vont de 250 (Vivre demain) à 2.000 m² (Le Sens de l’Humus) en fonction de ce qui est pris en compte et de la manière de produire. J’ai retenu la proposition sans alimentation carnée de “Fermes d’avenir” avec une surface de ≈1.500 m², elle me semble en effet la plus réaliste ; et, n’ayant pas l’option végane, je lui ajoute ≈1.000 m² pour l’élevage, en supposant que la baisse en cours de la consommation en viande se maintienne. Pour les produits laitiers la source est “La filière laitière française et pour les produits carnés une publication du Centre de Recherche pour l’Étude et l’Observation des Conditions de Vie [CRÉDOC sept.2018]

Observations 4 :

  • Ces données représentent une moyenne générale ne prenant pas en compte certains paramètres : climat, qualité du sol, eau, habitudes alimentaires, coutumes…, elles seraient donc à ajuster en fonction des réalités locales.
  • Dans l’immédiat, ces résultats vont permettre une évaluation théorique de la surface agricole nécessaire pour une quasi-autosuffisance alimentaire sur l’ensemble du territoire français d’aujourd’hui à 2100, les actuels taux de croissance de la population et de la surface artificialisée servant de références statistiques et en supposant qu’ils restent constants.
  • Suivra une estimation pour une commune d’un peu plus de mille habitants et pour une communauté de dix-huit communes comptant 73.150 habitants, l’une et l’autre dans le département du Rhône.
  1. Estimation des pertes en SAU d’ici 2100 et conséquences

croissance_2

Observations 5 :

Compte tenu de la croissance de la population (taux annuel 0,5 %) entraînant pratiquement un doublement de l’artificialisation des sols (taux annuel 0,8 %), la courbe ascendante de la surface pour autosuffisance alimentaire (sur une base estimée à 2.500 m.² par habitant) croiserait vers 2080 celle descendante de la surface agricole utilisée, pour ensuite nettement s’en écarter ; la surface agricole nécessaire deviendrait ainsi insuffisante pour répondre aux besoins alimentaires d’une population grandissante et de plus en plus attentive à la qualité de la production agricole.

Une hypothèse végétarienne (ou végane), avec 1.500 m.² de surface cultivable éviterait cette jonction du moins jusqu’en 2100, mais il semble impossible de faire de cette hypothèse un projet commun, ce qui n’empêche pas d’envisager une réduction de la consommation de viande.

  1. Deux exemples locaux pour illustrer l’hypothèse de l’autosuffisance alimentaire

J’ai retenu deux territoires dans le départements du Rhône :

  • Rontalon”, commune de ≈1200 habitants dans les monts du lyonnais à 30 km. du centre de Lyon, avec une production agricole polyvalente : céréales, élevage, maraichage et fruits
  • Agglo Villefranche Beaujolais” (CAVBS), 73 300 habitants, institution intercommunale rassemblant dix-sept communes rurales (dont une dans l’Ain) et la ville de Villefranche-sur-Saône (37 300 habitants) à 36 km. de Lyon, et dont la grande caractéristique est la production de plusieurs crus des vins du Beaujolais, c’est la principale activité agricole pour douze communes du CAVBS ; la commune la plus éloignée du centre de Villefranche est à 14,5 km.

Il sera également fait allusion à la métropole de Lyon

En recensement agricole Agreste-INSEE n’a pas encore produit de statistiques postérieures à 2010. Ces données comparées à celles de 2000, permettent d’observer une nette évolution dans des territoires à dominante rurale et proche d’une grande métropole, les transformations qui en résultent ont de quoi interroger surtout si elles se sont poursuivies au même rythme au-delà de 2010. Ces statistiques distinguent : terres labourables (céréales, légumes…) / cultures permanentes (fruits, vignes…) / surface toujours en herbe (élevage ou friche provisoire).

Entre 2000 et 2010 comment a évolué l’agriculture sur les sites retenus ?

Observations 6 :

  • dans les deux cas les flux habitants sont positifs, mais négatifs pour les exploitations agricoles, ce qui signifie moins d’agriculteurs et plus de néo-ruraux non cultivateurs sinon de leur jardin potager s’ils en ont un. Toutes les communes rurales du CAVBS sont concernées par cette évolution.
  • une baisse importante de la surface agricole utilisée surtout pour la CAVBS avec une chute des surfaces consacrées au vignoble, mais qui ne profite pas ou très peu aux autres types d’utilisation. Je n’ai aucun renseignement pouvant expliquer cette baisse de production du Beaujolais.
  • L’autosuffisance alimentaire ne pourrait pas s’envisager globalement pour le CAVBS faute d’une SAU par habitant nettement insuffisante, 868 m² sur les 2.500 envisagés ; de plus la vigne occupe plus de 50% du SAU et la production agricole locale semble fort loin de pouvoir assurer l’alimentation de la ville de Villefranche qui, pour ses 37.200 habitants, aurait besoin de 9 300 ha alors que la SAU actuelle de l’Agglo est de 6.348 ha, à supposer que cette surface n’ait pas diminué depuis 2010. la population urbaine doit donc trouver des fournisseurs dans un environnement plus large.
  • La situation de Rontalon semble nettement plus satisfaisante dans la mesure où cette commune, bien qu’ayant perdu en dix ans 9% en SAU, pourrait largement être autosuffisante avec une surface agricole par habitant de 5.600 m² (plus de deux fois l’hypothèse 2.500 m²), soit un total de 294 ha en SAU alors qu’elle est de 664 ha (2010). La production agricole excédentaire peut donc être proposée à la vente sur d’autres territoires, la métropole lyonnaise par exemple.
  • Avec la Métropole (59 communes) on change complètement d’échelle et l’autosuffisance alimentaire devient un concept inopérant pour un tel territoire. En effet, la population de 1.381 million d’habitants nécessiterait à elle-seule ≈345.000 ha en SAU ! Sur ce territoire fortement urbanisé (densité : 2.590 hab/km²), la SAU était en 2010 de 4.400 ha, soit 8% de la superficie totale de la Métropole, qui comprend également 2.830 ha de parcs publics classés en zone naturelle protégée, poumons verts d’une cité qui en a bien besoin. Pour se fournir en produits alimentaires la Métropole n’a pas d’autre choix que de se rendre bien au-delà de ses limites territoriales.

Terre de liens Normandie a créé un convertisseur qui permet d’estimer pour chaque commune, quelle que soit sa taille, d’une part, la surface agricole utile pour l’alimentation des habitants résidents, d’autre part, le nombre d’agriculteurs nécessaires pour le travail agricole. Les résultats obtenus pour les exemples ci-dessus sont proches de nos estimations. Cet outil utile est d’un maniement aisé.

  1. Des question à approfondir

  • Au regard de cette évaluation chiffrée, il ne semble pas possible de faire de l’autosuffisance alimentaire un absolu ; en effet, dès que l’on entre dans des densités de population élevées, les surfaces agricoles utiles se réduisent logiquement beaucoup. Donc villes, et encore plus métropoles, doivent dépasser leurs limites territoriales pour se fournir en produits alimentaires ; reste à savoir quel en serait le rayon en tenant compte de la nécessité de réduire les trajets pour le transport : celui de 60 km envisagé par la ville d’Albi ou bien celui de 150 km proposé par le Groupement Régional Alimentaire de Proximité (cf. dernière partie), sont-ils suffisants ? Seraient également à définir les types de relations commerciales inter-territoires souhaitables ou souhaités, sous forme de conventions ? Qui en discute ? Dans quelles instances ?
  • La piste agriculture urbaine, dont on parle beaucoup [cf. Atelier Parisien d’Urbanisme, 2017], si elle est intéressante pour créer des liens, produire à petite échelle fruits et légumes…, et à condition toutefois que cette production demeure en pleine terre, ne peut que petitement subvenir aux besoins d’une nombreuse population urbaine (résidents ou passagers). Aussi tout doit être entrepris pour que la ruralité et ses principaux acteurs que sont les paysans, (re)trouvent tout son sens territorial de production d’une alimentation saine, respectant la biodiversité et les écosystèmes. La loi “Agriculture et Alimentation” approuvée définitivement le 1er nov.2018, bien que voulant aller dans ce sens, a déçu tous les syndicats agricoles [cf. La France agricole, 2018]
  • Considérer la terre comme un bien commun relève encore de l’utopie et suppose d’aborder la grande et grave question de l’enclosure du foncier agricole, donc des droits de propriété et d’usage, ce qui relève de décisions politiques rendant impossible la spéculation foncière agricole. Si l’on admet, non seulement comme hypothèse mais comme réalité, que l’alimentation relève de l’intérêt général dans sa définition et dans sa réalisation, on ne peut qu’envisager à terme une approche beaucoup plus en communs de la gouvernance étroitement liée de l’agriculture et de l’alimentation, c’est ce qui est suggéré dans deux exemples rapidement présentés ci-après.
  1. Deux exemples de gouvernance

La Foncière Terre de liens (fondée en 2003)

« L’avenir de nos territoires ruraux passe par la reconstruction d’un maillage d’activités et de liens sociaux qui redonnent vie aux campagnes. L’agriculture de proximité, par son ancrage local, est au cœur de cette dynamique : elle repose sur des fermes à taille humaine et permet de tisser des relations entre les citoyens et les agriculteurs qui produisent notre alimentation. Mais en amont de tout projet agricole, il y a la terre… et c’est pourquoi Terre de Liens a inventé des solutions pour libérer les terres agricoles, réhabiliter leur statut de bien commun et en faire des lieux ouverts à la création de nouvelles activités économiques et écologiques. […]

La mobilisation citoyenne permet l’acquisition de terres. Elles sont confiées à des agriculteurs qui respectent les sols et la biodiversité. Définitivement sorties de la spéculation foncière, ces terres sont assurées d’une vocation agricole à long terme. La transmission intergénérationnelle y devient possible. Pour susciter un changement en profondeur, Terre de Liens mobilise la société civile et les collectivités publiques ».

Groupement Régional Alimentaire de Proximité (fondée en 2010)

« GRAP est une coopérative réunissant des activités de transformation et de distribution dans l’alimentation bio-locale, avec le statut de Société coopérative d’intérêt collectif (SCIC). Il promeut une gouvernance coopérative comprenant quatre collèges :

  • activités intégrées, non juridiquement autonomes (40% des voix)
  • activités associées, autonomie juridique, participation au capital (25% des voix)
  • équipe interne, dix salariés (25% des voix)
  • partenaires locaux, investisseurs… (10% des voix)

C’est également une Coopérative d’Activité et d’Emploi qui héberge des entrepreneurs qui entrent dans les champs d’activités et dans la localisation géographique

Les activités (une quarantaine à ce jour) présentes dans GRAP vendent en majorité des produits biologiques ou issus de l’agriculture paysanne, de l’agroécologie…. L’objectif est de favoriser les circuits courts et locaux. Le périmètre de GRAP est régional (150 kilomètres autour de Lyon) afin de garder une forte synergie entre les différentes activités de la coopérative. »


L’Organisation des Nations-Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) dans son dernier rapport du 22 février 2019 alerte sur les menaces qui pèsent sur la biodiversité avec risque de pénurie alimentaire. Ce rapport « présente des preuves toujours plus nombreuses que la biodiversité qui est à la base de nos systèmes d’alimentation, à tous les niveaux, est en baisse à travers le monde. » [“La FAO met en garde…” Le Monde.fr |22 février 2019]

Alors, “il est trop tard” ? Je ne le pense pas vraiment, à condition que l’on agisse rapidement ! Les deux expériences qui viennent d’être présentées sont animées par des équipes jeunes, et ce sont loin d’être les seules sur le territoire français et mondial. Ces innovations dans leurs pratiques prennent en compte les enjeux de l’agriculture et de l’alimentation : de quelle nourriture avons-nous besoin et dans quelles conditions la produire ? Mais qu’est-ce qui pourrait bien leur manquer pour qu’elles aillent au-delà du laboratoire dans lequel on cherche à les maintenir et qu’elles fassent révolution en devenant modèle politique (économique, sociale, environnementale) et institutionnel (coopération, démocratie) ? Pourquoi pas un “grand débat” public prenant en compte les alertes de la FAO et de toutes les ONG qui se préoccupent de la planète Terre, avec l’intention d’un réel débouché politique.

mars 2019

Notes

  1. Fontaine Benoît, “Alerte à la 6e extinction des espèces”, Matières à penser, Dominique Rousset. France Culture | 4 août 2018
  2. Brand Stewart, cité par Olivier Postel-Vinay dans “Le bluff de la sixième extinction”, Libération | 1 sept. 2015
  3. Brand Stewart, Discipline pour la planète Terre, vers une écologie des solutions, 2014, éd. Tristram
  4. Grandcolas Philippe, “Qu’est-ce qui tue les insectes ?”, The Conversation.com | 14 fév. 2019
  5. Hawking Stephen, “Nous sommes au moment le plus dangereux de l’histoire de l’humanité”, RT-France.com | 2 déc. 2016

Autres documents

Vers bibliographie agriculture, alimentation…


Commenter…

Communs et ESS peuvent-ils faire système ?

Les communs vont-ils soulever le monde ?

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texte téléchargeable

Des chercheurs en sciences humaines font remarquer que les périodes de grande incertitude, d’insécurité – et à l’évidence nous sommes dans une telle période – peuvent générer un recours intensif à l’hédonisme, ou à une demande accrue de politique autoritaire, voire tyrannique, hédonisme et pouvoir autoritaire pouvant d’ailleurs très bien être associés. Les grands médias en parlent abondamment, mais oublient le plus souvent l’existence d’une troisième voie, celle de la créativité sociale, dont nous regardons avec beaucoup de curiosité et d’intérêt les nombreuses réalisations. Toutefois, celles-ci conduisent-elles à un monde plus serein, paisible, équitable, pour ne pas dire enchanteur, en pensant que nécessairement “Demain il fera beau”[1] ? Rien n’est moins sûr… En effet, si ces “révolutions tranquilles”[2] démontrent empiriquement l’existence d’autres possibles dans de nombreux domaines dont ceux de la propriété foncière, de l’alimentation…, elles n’ont pas encore vraiment pu ou su suffisamment conceptualiser un récit politique mobilisateur et compréhensible par un large public. À l’évidence passer du local au global est complexe et la transition dont on parle beaucoup, gagnerait à être plus précise sur “le vers quoi” on veut aller. Ainsi, nous nous retrouvons dans une situation on ne peut plus paradoxale :

D’un côté le système néolibéral regroupant des intérêts particuliers considérés comme intérêt général, en s’appuyant sur une économie et une finance mondialisées définies de plus en plus par traités hors tout contrôle d’instances démocratiques. L’enclosure maximale des ressources en est l’une des conséquences, allant, par exemple, jusqu’à privatiser l’eau, ainsi envisagé par Peter Brabeck, ancien PDG de Nestlé, et réalisé à grande échelle par cette multinationale de l’alimentation : « Les ONG ont un avis extrême quant au problème de l’accès à l’eau. Elles souhaitent que l’accès à l’eau soit nationalisé, c’est-à-dire que tout le monde puisse avoir accès à l’eau. Mon point de vue n’est pas celui-ci. Il faut que l’eau soit considérée comme une denrée, et comme toute denrée alimentaire, qu’elle ait une valeur, un coût.[3] » Cette logique conduit, en fait, au maintien des grandes inégalités mondiales et locales et depuis au moins deux siècles si de nombreux mouvements sociaux ont permis la conquête de droits fondamentaux, en revanche ils n’ont pas ébranlé les fondements de ce système. Devons-nous alors reconnaître à cet ordre-là une telle capacité de résilience qu’il est en mesure de surmonter tous les désordres, y compris les guerres, et que l’on doit l’admettre de facto tout en le dénonçant et en cultivant notre jardin tel Candide ?

Mais d’un autre côté, dans le réel de la société civile, de nombreuses expérimentations de coopération, de solidarité, de fabrique de communs, révèlent d’autres modes de vie, d’autres manières de faire, sources d’un possible imaginaire social. Est-ce pour autant, même à l’état embryonnaire, l’amorce d’un autre système en mesure de vraiment s’opposer à l’actuel système dominant dont l’un des porte-parole, Warren Buffet, déclarait il y a dix ans : « Il y a une lutte des classes, évidemment, mais c’est ma classe, la classe des riches qui mène la lutte. Et nous sommes en train de gagner[4]. »

Les conditions d’un affrontement apparaissent alors tellement disproportionnées, qu’il y a de quoi douter de tout changement institutionnel important. En 1986 Cornélius Castoriadis écrivait : « La population s’enfonce dans la privatisation, abandonnant le domaine public aux oligarchies bureaucratiques, managériales et financières. […] Les gens croient fermement (et ne peuvent que croire) que la loi, les institutions de leur société, leur ont été données une fois pour toutes par quelqu’un d’autre : les esprits, les ancêtres, les dieux ou n’importe quoi d’autre, et qu’elles ne sont pas (et ne pouvaient pas) être leur propre œuvre.[5] », constat qui demeure terriblement d’actualité. Et si, comme il le suggère, la première chose à faire est bien de « s’interroger sur les fondements des lois et des institutions », on ne peut cependant pas, poursuit-il, « rester fascinés par ces interrogations, mais faire et instituer[6] » ; autrement dit, se réapproprier du pouvoir pour libérer de la créativité sociale dans « des espaces d’autonomie, d’auto-organisation et de coopération volontaire[7] » [André Gorz], là où apparaissent des communs.

Définition d’un commun :

En dissociant commun et bien, c’est déjà écarter l’idée qu’un bien commun serait une chose préexistante à considérer comme naturelle, par exemple l’eau définie comme un bien commun universel ; on peut certes le revendiquer mais sans pour autant admettre que cela va de soi, l’histoire et l’actualité sociale et politique se chargeant largement de le démontrer. C’est ensuite en faire un concept ainsi défini :

Un COMMUN est une construction sociale générée par un processus reliant :

  • un collectif agissant (avec pour règle de base le volontariat)
  • une ressource (matérielle ou immatérielle), statutairement en bien public ou privé
  • un ensemble de droits d’accès et de règles de bon usage et de gouvernance, co-définis par le collectif, éventuellement en partenariat avec les acteurs publics concernés.

Il peut être :

  • éphémère (actions d’alerte, de témoignage…), ces membres cherchant à le faire entrer le moins possible dans un cadre contraignant. “Nuit debout” et les Zones à défendre (ZAD) sont, me semble-t-il, des exemples-type de ces communs investissant un espace public ou privé (squat…) pour mettre en œuvre des pratiques alternatives qui provoquent les institutions gouvernantes et sensibilisent l’opinion sur des problématiques sociétales importantes[8];
  • ou institué par inscription dans un cadre économique, social, écologique avec un objectif de production de biens consommables ou de services. C’est cette deuxième approche que je privilégie dans le schéma qui suit :

schema_systeme_communs

Ce système complexe doit être considéré comme un tout, ce qui engage par exemple à ne pas isoler l’économie du social, de l’écologie, et par extension du logement, de la santé, de la formation, de la propriété, etc. La nature de ses éléments constitutifs est à situer dans : 1. le champ d’action : les ressources, 2. l’action dans un processus instituant, 3. la dimension statutaire, l’institué, 4. les interactions avec et entre les différents acteurs concernés répartis ici en trois sphères :

  • Les acteurs autonomes: citoyens qui s’interrogent et veulent interroger, non seulement par le dire mais aussi par le faire, les façons dont sont gouvernées, voire accaparées, les ressources. Autonomie par opposition à hétéronomie, C. Castoriadis la définit ainsi : « tension/contradiction entre d’un côté, la libération de la créativité sociale (cette libération étant une caractéristique centrale d’une démocratie véritable) et de l’autre, les dispositifs institutionnels et les dispositions anthropologiques “raisonnables” chargées de prévenir l’hubris, la démesure. »[9]

Le processus débute généralement avec ces acteurs réunis en collectifs qui, “conspirant” (dans son sens étymologique : respirer avec ou aspirer à), envisagent d’emprunter le chemin du FAIRE ensemble. C’est ainsi que naît un COMMUN, auquel peuvent parfois s’associer des acteurs publics (généralement des collectivités territoriales) concernés par la nature même de la ressource objet du commun (gestion de l’eau et de son assainissement, énergie renouvelable, agriculture périurbaine, forêts et pâturages communaux, espaces publics, etc.)

  • Les acteurs publics, en charge de la mise en œuvre de l’intérêt général (ou supposé tel) en réglementant (trop parfois ?) l’usage des ressources. L’approche quelque peu idéalisée de Pierre Rosanvallon d’un “bon gouvernement”[10], permet de se représenter ce que pourraient être des politiques publiques favorisant le développement d’espaces d’autonomie dans tous les domaines, multipliant ainsi les communs dans la gouvernance des ressources.
  • Les acteurs économiques privés: il semble nécessaire de distinguer ceux du grand Marché mondial recherchant surtout le développement de leur richesse en accaparant le maximum de ressources, et ceux de l’économie réelle, celle de bon nombre de PME (de 10 à 250 salariés) et TPE (moins de 10 salariés) sensibles au développement local et qui génèrent actuellement le plus d’emplois. Certaines de ces PME ou TPE peuvent se rapprocher de l’ESS (économie sociale et solidaire) si elles respectent les critères définis par la loi de juillet 2014[11], et intégrer des communs. Enfin les entreprises d’origine de l’ESS (associations, coopératives, mutuelles…), partie intégrante de ces acteurs économiques tout en étant positionnées légèrement en marge car pouvant avoir un rôle d’interpellation dans cette sphère du privé.

Les ressources, avec en premier lieu celles dont la vie dépend : l’eau, la terre (arable, forêts…), l’air, le soleil, sont ou devraient être au centre du système. Si les humains n’ont aucune influence directe sur l’astre solaire, sinon d’en modifier les effets par la pollution, en revanche leur rôle est prépondérant dans le bon ou mauvais usage de ces ressources. Se pose alors la question de leur gouvernance : qui en est détenteur, qui décide des règles de leur usage ?

Les ressources de la connaissance relèvent du même processus. On peut également l’élargir à des domaines, tels que le logement, la santé, l’éducation, la culture…, pouvant être à l’origine de nombreux communs : habitat coopératif, maison de santé, média, école alternative, etc. Ces ressources sont en droit :

  • Soit des biens publics, tels des pâturages communaux, nombreux dans les Alpes, avec droit d’usage (bail, convention, charte) concédé à des éleveurs rassemblés dans un commun (groupement pastoral par exemple) à charge pour eux de ne pas surexploiter l’herbage, de l’entretenir et éventuellement de payer une redevance.
  • Soit des biens privés : par exemple les actuels 11 000 sociétaires constitutifs du commun “Terre de liens” sont, de fait, copropriétaires du foncier agricole acquis par la Foncière Terre de liens, celui-ci étant loué (baux de carrière) en fermage à des agriculteurs produisant en bio ; toute spéculation foncière est exclue statutairement.

Ces communs, surtout si une production de biens marchands est prévue, s’inscrivent dans un cadre législatif adapté à leur objet, le cadre de l’ESS étant le plus souvent utilisé avec ses différentes possibilités : association, coopérative, dont la Société coopérative d’intérêt collectif (SCIC) qui favorise un multi sociétariat avec un fonctionnement collégial. Cette proximité institutionnelle avec l’ESS va bien au-delà de sa dimension statutaire, en effet les acteurs des communs en partagent volontiers les fondements essentiels : but poursuivi autre que la seule distribution de bénéfices ; gouvernance démocratique ; développement de l’activité et création d’emplois ; circuits courts rapprochant producteurs et consommateurs ; juste prix ; protection de l’environnement…

Enfin, le fruit commun est le résultat de la production et de sa vente ; sa répartition, outre les charges habituelles d’une entreprise, pose généralement la question de l’échelle des salaires et de l’utilisation des bénéfices hors réserve impartageable. Il est amené à entrer en concurrence avec d’autres producteurs, ainsi les neuf Scic “Enercoop”, fournisseurs d’énergie renouvelable, sont des concurrents directs d’EDF…

La jonction communs/ESS laisse entrevoir un ensemble qui pourrait faire système ; c’est une ébauche car de nombreux paramètres restent à approfondir et à vérifier, en particulier à propos des interactions entre les différents éléments constitutifs. Cependant, si l’on valide l’hypothèse que ce système existe à l’état embryonnaire, serait-il à terme en mesure de faire de l’ombre au système néolibéral aux conséquences bien connues ? Pour ”Demain” (film de Cyril Dion et Mélanie Laurent), le chemin, à supposer qu’il y en ait un, risque d’être encore très long et accidenté. Plusieurs indicateurs invitent à une relative prudence. En effet, que représentent les actuels 3 000 hectares de terre arable propriétés de Terre de liens (sur 29 millions d’hectares de surface agricole utile en France) ? Les actuels 35 000 clients Enercoop (sur 28 millions d’abonnés EDF) ? Le chiffre d’affaires 2015 de la chaîne des magasins Biocoop ou du GRAP (Groupement régional alimentaire de proximité) en région lyonnaise…, comparativement à celui de la grande distribution alimentaire avec ses rayons bio de plus en plus importants (Biocoop = 768 millions d’euros, avec une progression de 16% ; Carrefour = 86 milliards d’euros, avec une progression de 5%) ? Pas grand-chose en statistiques, mais beaucoup par la démonstration empirique d’autres possibles.

Par ailleurs, l’existence de communs, tels que définis ici, dépend de l’initiative de collectifs de citoyens volontaires et d’élus locaux. Malgré leur multiplication, les personnes impliquées constituent de très petites minorités dans le monde, peut-être 1 % de la population mondiale, avec un poids économique, politique et médiatique insignifiant par rapport à celui du 1 % des plus riches. Il est donc difficile que demain, qui sera peut-être un après-demain, devienne réalité, et ce d’autant plus si l’on se réfère aux enseignements de l’histoire sociale des deux siècles qui nous précédent : les libertaires du XIXe à l’origine de la multiplication des mutuelles, associations ouvrières, banques populaires, mais la “révolution à petits feux” prônée par Pierre-Joseph Proudhon n’a pas provoqué l’embrasement souhaité, sinon la Commune de Paris mais vite réprimée ; en 1918, les Conseils ouvriers allemands (Rosa Luxemburg) ont été rapidement interdits et l’on sait ce qu’il est advenu des soviets de l’ex URSS. Plus loin dans le temps, le courant du socialisme autogestionnaire, apparu après mai-68 et actif dans de nombreux mouvements sociaux de grande envergure, a été confronté en 1981 à la réalité de la gouvernance du pays soumise, déjà, aux injonctions de la mondialisation financière et a disparu peu à peu de la scène politique… Et chaque fois l’ordre dominant l’a emporté, non sans violence. Le XXIe siècle fera-t-il mieux ? Comment pourrait-il se libérer de lois économiques édictées par les dominants et décidées hors tout contrôle démocratique (traité transatlantique et autres) ? Est-il en mesure d’orienter l’Histoire autrement vers un “nouveau monde” ?

Malgré la situation paradoxale dans laquelle on se trouve, il y a matière à espérer tant les pratiques alternatives sont florissantes…, mais il se peut que l’on cherche encore les bons mots pour le dire : « On ne changera pas le monde avec des mots, mais on peut au moins choisir ceux qui diront et accompagneront les changements nécessaires » [Alain Rey[12]].


Notes

  1. Kaporal Wisdom. Demain il fera beau. 2015 YouTube www.youtube.com/watch?v=Thmkx9UPetI
  2. Manier Bénédicte. Un million de révolutions tranquilles. Paris : 2012, Les Liens qui Libèrent
  3. Brabeck Peter. Interview dans “We Feed the World” (‘’Le marché de la faim’’). 2005, documentaire d’Erwin Wagenhofer et Jean Ziegler
  4. Buffet Warren. Interview dans le New York Times le 26/11/2006
  5. Castoriadis Cornélius. Domaines de l’homme. Les carrefours du labyrinthe II. Paris : 1986, Seuil
  6. Castoriadis Cornélius. Fait et à faire. Les carrefours du labyrinthe V. Paris : 1997, Seuil
  7. Gorz André. Adieux au prolétariat : au-delà du socialisme. Paris : 1980, éd. Galilée
  8. Thomé Pierre, « Quand le Gouvernement et le Parti socialiste s’embourbent à Notre-Dame-des-Landes » nov. 2012.
  9. Castoriadis Cornélius. Fait et à faire. Les carrefours du labyrinthe V. Paris : 1997, Seuil
  10. Rosanvallon Pierre. Le Bon gouvernement. Paris : 2015, Seuil. « Des aspirations et des réflexions s’expriment aujourd’hui dans de nombreux secteurs de la société civile et dans le monde militant […] en distinguant les qualités requises des gouvernants et les règles organisatrices de la relation entre gouvernés et gouvernants. Réunies, celles-ci forment les principes d’une démocratie d’exercice comme bon gouvernement »
  11. Loi sur l’Économie Sociale et Solidaire du 31 juillet 2014 : « la loi économie sociale et solidaire encourage un changement d’échelle de l’économie sociale et solidaire, fonde une stratégie de croissance plus robuste, donne aux salariés le pouvoir d’agir et soutient le développement durable local. »
  12. Rey Alain. La Guerre des communs. Dans Libres savoirs. Les biens communs de la connaissance. Association Vecam, 2011, G&F éditions

Voir également


Vers bibliographie “communs et économie sociale et solidaire”


Formulaire de contact

 

Biens communs et économie sociale et solidaire

L’exploration des possibles

Résumé : L’attribution en 2009 du prix Nobel d’économie à l’américaine Elinor Ostrom a mis en évidence en Europe le concept de biens communs. Le travail d’enquête sur la gouvernance des biens communs conduit dans le monde par E. Ostrom fait ressortir que des hommes et des femmes peuvent être en capacité de s’auto-organiser pour gérer ensemble et sans exclusive des ressources naturelles vitales telles que l’eau et des terres agricoles.

Entre le tout État et le tout marché, E. Ostrom définit une alternative dans la gouvernance des ressources naturelles lorsqu’elles deviennent biens communs. Elle constate que les expériences les plus pérennes observées sont « de riches mélanges d’instrumentalités publiques et privées », allant ainsi à l’encontre de « la tragédie des communs », théorie néo-libérale développée par Garrett Hardin.

De ce travail d’enquête empirique, elle dégage un certain nombre de principes et de variables à prendre en compte pour évaluer la gouvernance d’un bien commun, principes et variables qui sont aussi tout à fait applicables aux entreprises de l’économie sociale et solidaire (ESS).

Cette proximité nous amène à envisager que l’ESS, par ses valeurs de référence, est la plus à même pour proposer des outils (conceptuels et de gestion) les mieux adaptés au mouvement vers les biens communs lorsque celui-ci apparaît dans la société civile à propos des ressources naturelles vitales et des ressources de la connaissance. Quatre exemples d’entreprises de l’ESS permettront de formuler plusieurs hypothèses en étayage de cette thèse.

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De la gouvernance des biens communs

Dans un monde qui navigue surtout au gré des valeurs boursières et où une partie de la population planétaire accède très difficilement aux ressources naturelles vitales, bon nombre d’hommes et de femmes inventent ou réinventent des pratiques fondées en premier lieu sur des valeurs humaines rendant possible une approche économique et sociale beaucoup moins centrée sur le seul profit.

Le concept de bien commun est sorti quelque peu d’une grande confidentialité à l’occasion de l’attribution du prix Nobel d’économie le 10 octobre 2009 à deux ostrom_2_webéconomistes américains, Elinor Ostrom (décédée en 2012) et Oliver Williamson, pour leurs travaux sur la gouvernance économique. Les médias ont surtout remarqué E. Ostrom, première Nobel d’économie, en soulignant que la théorie qu’elle développe dans ses travaux sur la gouvernance des biens communs, a su motiver la docte Académie royale des sciences : « Elinor Ostrom a défié la sagesse conventionnelle qui veut que la propriété commune est mal gérée et devrait être soit régulée par les autorités centrales ou privatisées […] Elle observe que les utilisateurs des ressources développent fréquemment des mécanismes sophistiqués pour la prise de décision et l’application des règles pour gérer les conflits d’intérêts.» [Académie royale des sciences. Suède : 2009]

En France ce prix provoque de l’étonnement : « Est-ce de la sociologie ? De la psychologie ? De l’anthropologie ? L’attribution du dernier prix Nobel d’économie à Elinor Ostrom a laissé la plupart des économistes perplexes, très peu connaissaient ses travaux […] Tout le travail d’Ostrom est d’observer sur le terrain plutôt que par construction de modèles abstraits« [1] [2010] note Jacques Secondi dans Le Nouvel Économiste ; mais suscite également de l’intérêt dans les milieux de l’économie politique : ainsi Hervé Le Crosnier écrit dans Alternatives-économiques : « L’attribution du prix Nobel d’économie à Elinor Ostrom est une excellente nouvelle pour le développement d’une réflexion politique et sociale adaptée aux défis et aux enjeux du XXIe siècle »[2] [2009]. Michel Rocard (premier ministre mai 1988-mai 1991) salue l’événement avec beaucoup d’enthousiasme dans Libération : « Le prix Nobel pour l’autogestion ! Vous avez bien lu. Ni l’auteur de ces lignes, ni la rédaction de Libération, ni l’AFP qui nous a informés, ne sont fous […]. Les travaux de cette dame (E. Ostrom) portent, d’après le peu qu’il nous a été donné d’en lire, sur la gestion des biens publics. Elle découvre, affirme et prouve que les marchés ou l’État ne sont pas les seuls gestionnaires, les seuls régulateurs admissibles de ces biens, mais au contraire que les associations de consommateurs et d’usagers s’en acquittent au moins aussi bien et sont plutôt mieux armées pour ce faire […] L’intuition qu’il couvrait demeure : beaucoup plus de décentralisation, d’autonomie, pour les institutions de base et de responsabilités partagées sont les conditions d’une meilleure démocratie et de plus d’efficacité économique et humaine dans la gestion des biens et procédures collectif »[3] [2009].

M. Rocard commet deux minimes erreurs de lecture : premièrement E. Ostrom ne parle pas de biens publics mais de biens communs, nous verrons que cette nuance a son importance même si bien commun et bien public peuvent se confondre à certaines occasions ; et deuxièmement, elle parle d’auto-organisation et non d’autogestion : dans les années 1970, le concept d’autogestion avait une forte base idéologique à la fois libertaire, marxiste et christianisme social, alors que celui d’auto-organisation renvoie d’abord à des pratiques observables, et toute la démarche empirique poursuivie pendant de longues années par E. Ostrom, a été de parcourir le monde pour rencontrer de nombreuses personnes en situation d’auto-organisation populaire sans aucune idéologie explicite sous-jacente.

Ceci dit, M. Rocard pose clairement la problématique abordée par E. Ostrom : entre le marché du libre-échange et l’État quelle serait l’alternative crédible et efficace pour une gouvernance durable et solidaire des biens communs universels et non des biens marchands ? L’économie sociale et solidaire (ESS) comme forme d’organisation économique, en associant divers parties prenantes, représente-t-elle des outils pertinents de gouvernance ? Je développerai cette problématique à partir de plusieurs exemples d’entreprises de l’ESS, mais il convient déjà de préciser ce concept de biens communs ou de communs (et non du Bien commun, notion philosophique théorique trop large à mon sens)

Définition des biens communs

E. Ostrom a publié plusieurs ouvrages sur la gouvernance économique et à ce jour un seul Ostrom_livreest traduit en français : « Gouvernance des biens communs », condensé de longues études de cas d’initiatives fructueuses ou infructueuses, et qui « se veut un effort de critique des fondements de l’analyse des politiques telle qu’elle est appliquée à de nombreuses ressources naturelles […], (en tentant) d’expliquer comment les communautés et les individus façonnent différentes manières de gouverner les biens communs »[4] [1990].

Elle va ainsi à l’encontre de la « Tragédie des biens communs« , courant de pensée néo-libéral très en vogue aux États-Unis dans les années 1970-1980 et développé entre autres par Garrett Hardin. Ce dernier considère que l’homme est naturellement prédateur, et si l’on ajoute la surpopulation du globe, il ne peut que surexploiter les ressources naturelles si celles-ci sont laissées en total libre accès : « la liberté d’usage d’un bien commun apporte la ruine de tous »[5] [1968]. la solution serait alors à chercher non pas dans la nationalisation, l’État étant là avant tout pour réglementer et protéger, mais dans la privatisation complète des ressources naturelles considérées alors comme de simples marchandises dont l’accès est régulé par le droit de propriété et la concurrence du marché.

Pour E. Ostrom, faire référence aux cadres naturels considérés comme des ‘ »tragédies des biens communs », conduit l’observateur à se retrancher « derrière l’image d’individus impuissants pris dans un inexorable processus de destruction de leurs propres ressources. » Au contraire, dit-elle, on peut avoir une toute autre représentation si l’on veut bien prendre la peine de ne pas se laisser enfermer dans ces aprioris et considérer que des hommes et des femmes « peuvent conclure des accords contraignants en vue de s’engager dans une stratégie coopérative qu’ils élaboreront eux-mêmes« [1990].

E. Ostrom précise qu’un bien commun n’a pas d’existence préétablie en tant que telle – sinon sous forme de déclarations de principe ou d’intention, par exemple ‘’la terre appartient à tout le monde’’- mais qu’il s’agit en premier lieu d’une ressource qui ne deviendra éventuellement commune que par une action d’appropriation, sans exclusive, par des personnes qui s’auto-organisent et s’autogouvernent « pour retirer des bénéfices collectifs dans des situations où les tentations de resquiller et de ne pas respecter ses engagements sont légion« . Il s’agit donc bien d’une transformation des représentations du rapport à l’économie et à l’État, venant d’une prise de conscience commune à des hommes et des femmes faisant d’une ressource un bien commun partageable avec équité et à protéger. À l’évidence, nul ne peut décréter ou imposer une telle démarche et l’on se rend compte de la difficulté à la faire émerger auprès du plus grand nombre, c’est l’un des enjeux importants pour la gouvernance des biens communs mais aussi de l’ESS.

E. Ostrom distingue deux types de ressources-biens communs :

les biens communs naturels non exclusifs, soit rivaux : par exemple un cours d’eau, considéré comme un bien commun, est non exclusif dans le sens où tout le monde peut y accéder en respectant les réglementations en vigueur ; il devient rival quand le poisson pris par un pêcheur n’est plus accessible aux autres, d’où la nécessité d’une réglementation destinée à éviter une surexploitation et à protéger le renouvellement des espèces ; se pose alors la question de savoir par qui est faite cette réglementation : les pêcheurs s’ils arrivent à s’entendre et à s’auto-organiser ? Une autorité publique extérieure ? Ou bien encore conjointement par les deux, ce qui paraît être la meilleure solution. Soit non rivaux : sur la même rivière, des personnes décident d’installer collectivement une turbine pour produire de l’électricité, l’eau utilisée pour la faire tourner est entièrement restituée à la rivière et reste donc accessible.

Les biens communs de la connaissance : c’est-à-dire les productions culturelles et scientifiques (l’écrit, l’image et le son). Leur possible libre accès sur internet est d’actualité et la question de la propriété intellectuelle se pose avec beaucoup d’acuité, certains chercheurs n’hésitant pas à parler d’un nouveau « mouvement d’enclosure…, (avec) accaparement des terres numériques« [Eva Hemmings Wirten, “Passé et présent des biens communs” 2013]. Les mouvements d’opposition à la privatisation des savoirs [cf. Philippe Aigrain “Cause commune” 2005], tels ‘’Creative commons’’, les logiciels libres…, sont nombreux et génèrent des communs de la connaissance dont la particularité est d’être non-rivaux : ce que je prends ou emprunte reste accessible aux autres, et je peux même l’enrichir par mes contributions, tel par exemple Wikipédia.

En fait Il n’est pas simple de délimiter avec précision quels seraient les différents domaines des biens communs, par exemple l’éducation, la santé, le logement… à la fois biens publics et biens privés, en font-ils partie dans la mesure où des collectifs s’approprient des parcelles de ces domaines : écoles nouvelles, lycées autogérées de Paris et de Saint-Nazaire, médecine alternative, habitat coopératif ? Des auteurs et chercheurs le pensent, tel Paul Ariès[6] [2012] qui défend la thèse de l’appropriation généralisée par les usagers et de la gratuité de l’accès à pratiquement tout, dont bien entendu aux Transports en commun ! Ou bien encore Jean Gadrey : « les biens communs désignent des qualités de ressources ou patrimoines collectifs pour la vie et les activités humaines, […] ou des qualités sociétales (l’égalité des femmes et des hommes dans de nombreux domaine…) »[7][2012], mais je ne développerai pas plus cette question pour m’intéresser principalement à des biens communs liés aux ressources naturelles.

Quand la gestion de ces ressources fait localement problème, E. Ostrom, à la suite de nombreuses enquêtes auprès d’expériences pouvant concerner de 10 à 14.000 personnes, aboutit à la conclusion que la meilleure façon d’y répondre ne passe pas, ni par le tout État (entendu au sens de l’action publique menée par l’État ou les collectivités territoriales, et orientée par ou vers l’intérêt général, notion large et variable suivant qui l’a définie), ni le tout privé marchand (dans lequel l’intérêt personnel finit le plus souvent par l’emporter avec de possibles expropriations ou exclusions), mais par des pratiques alternatives mises en œuvre depuis longtemps par des acteurs de la société civile qui s’organisent collectivement, processus avec lequel « on n’est pas forcément dans une logique de substitution mais dans une logique de la mise devant la solution accomplie »[8] [Benjamin Coriat, 2010], logique que l’État et le privé strictement marchand doivent (devraient) reconnaître.

Pour résumer, inspiré par David Bollier, La Renaissance des communs, je propose comme définition synthétique : faire commun suppose : une ressource / un collectif (ou communauté) agissant sur cette ressource / un ensemble de règles de gouvernance co-définies par le collectif. Ces trois éléments formant un tout social, économique et démocratique cohérent et intégré.

E. Ostrom ne donne pas à sa démarche des formes sociales et institutionnelles très nettes : association, coopérative…, elle utilise ces mots mais sans précision juridique, laissant ainsi une grande ouverture à l’invention de nouvelles règles de fonctionnement, voire de nouvelles façons de concevoir la propriété en sachant qu’un bien commun n’est pas une simple addition de plusieurs propriétés privées (copropriété immobilière par exemple, sinon pour les parties communes). C’est donc un chantier ouvert avec pour base l’action collective, l’innovation, l’expérimentation empirique : « je présente des cas importants de ressources communes qui m’ont aidé à comprendre le processus d’auto-organisation et d’auto gouvernance […] Et il est possible que nous ne disposions pas encore des outils ou modèles intellectuels nécessaires à la compréhension de l’éventail de problèmes associés à la gouvernance et à la gestion des systèmes de ressources naturelles.« [1990].

Toutefois elle dégage un certain nombre de principes et de variables pouvant déjà constituer une ébauche de grille de lecture, en voici une présentation condensée :

1. principes fondateurs des biens communs

  • Confrontation à une réalité problématique et désir de la transformer
  • leadership d’une ou deux personnes avec un fort charisme
  • un collectif motivé rassemblé autour de valeurs humaines communes : solidarité face à l’adversité, responsabilité, autonomie, coopération…

2.  variables dans la gouvernance des biens communs

  • activité territorialisée : limites et accès clairement définis, à l’initiative de qui?
  • relation entre droit d’usage et droit de propriété
  • dimension collective de l’action, en interne et en externe (soutiens, cofinancement…)
  • gouvernance : co-production et codécision de règles de fonctionnement pouvant être contraignantes
  • surveillance : quelles sanctions ? Que faire des « passagers clandestins »?
  • mécanismes de résolution des conflits : en interne et avec l’extérieur (voisinage par exemple)
  • reconnaissance du commun par les acteurs publics (État, collectivités territoriales…). Évolution du Droit, en particulier concernant la propriété…
  • imbrications avec d’autres unités proches géographiquement et (ou) dans les pratiques : réseaux locaux, nationaux, internationaux.

La réussite et la pérennisation d’une structure fondée sur l’auto-gouvernance collective dépend beaucoup de l’application de ces variables, en particulier les cinquième et sixième rarement explicitées alors que c’est là où se situeraient le plus souvent les origines des échecs. La plupart des cas positifs évoqués par E. Ostrom, « furent de riches mélanges d’instrumentalités publiques et privées. Si cette étude se limite à faire voler en éclats la conviction de nombreux analystes politiques selon laquelle le seul moyen de résoudre les problèmes liés aux ressources communes réside dans l’imposition par des autorités externes de droits complets de propriété privée ou d’une régulation centrale, elle aura atteint un objectif majeur » [1990].

Concernant l’organisation institutionnelle de la gouvernance des biens communs, E. Ostrom reste vague et en tout cas ne cite pas l’ESS. Pourtant il paraît évident que les dispositifs proposés par l’ESS (association ou coopérative) paraissent les plus adaptés. L’exposé des pratiques de plusieurs entreprises de l’ESS confirmera la pertinence et l’efficience d’un lien étroit et durable entre biens communs et ESS.

Mais avant de poursuivre quelques précisions sémantiques pour le mot « bien » permettent de distinguer :

  • les biens privés marchands exclusifs et rivaux : tout le monde ne peut y avoir accès et ce qui est pris ou acheté par l’un n’est plus accessible à un autre
  • les biens privés non marchands exclusifs et rivaux : par exemple les associations gestionnaires d’action sociale ou médico-sociale exerçant une fonction de service public
  • les biens publics non exclusifs et non rivaux : leur droit d’usage vaut pour tous (sauf cas de force majeure) et celui qui l’emprunte ne prive personne d’autre de ce droit
  • les biens communs non exclusifs et rivaux ou non rivaux.

Un schéma permet de représenter en trois sphères inter-agissantes, les risques et avantages des différents modes de gouvernance des ressources naturelles ou de la connaissance :

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Il est évident que mon choix va nettement vers la sphère de gauche ! Celle des communs, celle où se créent d’autres possibles. Mais en vertu du principe de réalité, il semble difficile d’ignorer ce que représente les deux autres et il conviendrait de rechercher comment les unes et les autres peuvent se compléter, se contredire, rivaliser ou au contraire s’enrichir.

Pour évaluer le poids que représente l’ESS dans la gestion des ressources naturelles et de la connaissance, si on ne retenait que des critères économiques, il est évident qu’il apparaîtrait comme très minime. En revanche si l’on introduit le critère du « capital social » généré par l’ESS, on se rend compte que son influence peut être importante dans l’évolution du rapport à ces ressources, ne serait-ce qu’en terme environnemental. Et quelles que soient les appréciations que l’on puisse porter sur les rôles joués par tel ou tel acteur, il n’en demeure pas moins que l’intérêt général veut que les différents acteurs qu’ils soient publics ou privés, agissent encore plus dans le sens des biens communs ; qu’en est-il en pratique ? Quatre exemples vont permettre de formuler un certain nombre d’hypothèses.

Quatre entreprises de l’ESS en relation avec des biens communs

L’eau est-elle vraiment un bien commun ?

L’accès à l’eau potable et son assainissement a été reconnu par l’ONU comme un droit humain universel le 28 juillet 2010 : « le droit à une eau potable propre et de qualité, et des installations sanitaires est un droit de l’Homme, indispensable à la pleine jouissance du droit à la vie », droit cependant non contraignant et ne faisant aucune référence à la responsabilité des États.

En France on peut considérer que ce droit est respecté : l’eau est un bien public non exclusif et non rival, avec cependant quelques réserves. En effet une partie de sa gestion est confiée au secteur privé marchand, solution qui fait débat, peut-on effet ‘’marchandiser’’ des ressources naturelles essentielles à la vie ? On peut aussi observer des manquements récents au droit puisque plusieurs municipalités (dont Marseille) ont refusé d’équiper en points d’eau et en sanitaires des camps installés par des Roms, et ce en vertu de l’illégalité de ces camps. Enfin la pollution des cours d’eau prend de l’ampleur et menace la biodiversité aquatique : le Commissariat général au développement durable (CGDD) a estimé dans une note (N°436) du 22 juillet 2013 que la pollution des cours d’eau « est quasi généralisée en France, essentiellement par les herbicides en métropole et des insecticides en outre-mer ».

Si l’on admet ce droit (au même titre d’ailleurs que le droit à l’alimentation) pour l’ensemble de la planète, on se rend vite compte des manques importants dans son application, en particulier en Afrique où l’instabilité politique dans certains pays ne favorise pas le développement des équipements nécessaires pour l’accès à l’eau potable. Par ailleurs, Les enjeux géopolitiques autour de l’eau sont tels qu’ils peuvent conduire à des conflits armés : c’est le cas pour le Jourdain au Proche-Orient (cinq pays riverains sont concernés), ce pourrait le devenir pour le Nil avec la construction par l’Éthiopie d’un méga barrage sur le Nil bleu remettant en cause des droits d’usage historiques revendiqués par l’Égypte. Et le réchauffement climatique en cours va sans doute encore accroître un processus d’exclusion et de rivalité.

Certes les Nations-Unies agissent, ainsi en mars 2013 la Journée mondiale de l’eau organisée annuellement (22 mars) par l’UNESCO avait pour thème « La coopération dans le domaine de l’eau », coopération qui « doit se produire à tous les niveaux du local au global » [Iréna Bokava]. Mais ces intentions, aussi louables soient-elles, ne font pas pour autant de l’eau un bien commun universel, c’est-à-dire accessible sans restrictions à toutes les populations de la planète : à ce jour, d’après les rapports de l’Organisation mondiale de la Santé [OMS], près d’un tiers de la population mondiale n’a pas un accès direct à l’eau potable et à son assainissement ; en moyenne, un africain dispose de 10 litres d’eau par jour et un européen de 200. Aussi, en attendant la généralisation encore bien lointaine de ce droit, l’indignation et le mouvement apparaissent dans la société civile et l’ESS (en particulier les associations ONG) devient alors le support privilégié des actions menées dans les pays concernés.

Parmi les associations opérationnelles dans le domaine de l’eau, l’ONG « Eau Vive Internationale«  est représentée dans cinq pays de l’Afrique subsaharienne et déploie son activité dans une dizaine de pays sur les bassins versants des fleuves Niger, Sénégal et Volta. Créée en 1978, elle a jusqu’à présent initié la construction de 2 000 points d’eau, ainsi plus d’un million de personnes disposent désormais d’un accès direct à de l’eau pour la consommation et pour l’irrigation. Eau Vive veille particulièrement à ce que ces projets soient maîtrisés par les habitants des villages et parviennent « à une gestion participative de l’eau« . 90 salariés et de nombreux bénévoles conduisent cette activité avec un budget annuel d’environ six millions d’euros financés par des dons et des subventions provenant de la Communauté européenne et, en France, de différents ministères et collectivités territoriales.

Eau Vive Internationale est également chef de file d’un vaste mouvement national et international, « Coalition Eau« , rassemblant de nombreuses ONG et destiné à alerter, proposer, informer : « De nombreux rapports et déclarations reconnaissent la valeur sociale et environnementale de l’eau, […] et répètent la nécessité d’associer aux décisions tous les acteurs concernés, et pas uniquement les décideurs politiques et économiques. Dans les faits, ces impératifs sont battus en brèche par des intérêts économiques et financiers […]. Le problème de l’accès à l’eau et à l’assainissement ne se limite pas à des questions techniques ou économiques. C’est un enjeu de société, une question de solidarité et surtout un problème politique qui doit être abordé et réglé comme tel » [Danielle Touré-Roberget, présidente, entretien 2014].

Outre l’accès à l’eau, l’association indique que ce processus a des effets sur : la santé, l’accès aux savoirs, la coopération, la vie démocratique, le développement local, le respect de l’environnement, l’équité, l’estime de soi…

Quelle stratégie Eau Vive dégage de cette avancée territorialisée vers un bien commun ?

  • le constat et l’analyse d’un manque provoque un mouvement dans la société civile en France et en Afrique
  • la création de plusieurs  associations nationales en France et en Afrique, fédérées en une Eau Vive internationale. Appel aux dons
  • la reconnaissance par les institutions publiques en France et en Europe. Demandes de subventions
  • la réalisation d’infrastructures dans plusieurs pays du Sahel avec formation des acteurs locaux
  • la gestion démocratique des équipements par les usagers
  • le rôle militant de l’association pour une reconnaissance de l’eau comme bien commun universel.

Toutefois ce circuit vertueux peut être contredit par le circuit plus problématique du privé strictement marchand. En effet, lorsqu’un État ou une collectivité territoriale délègue la régie de l’eau à une entreprise privée, celle-ci va devoir dégager des profits suffisants pour satisfaire la demande en dividendes de ses bailleurs de fonds. Prenons l’exemple de Veolia, entreprise se définissant comme le « N°1 mondial des services de l’eau«  : 10,5% de son chiffre d’affaire est réalisé en Afrique et au Moyen-Orient, essentiellement en milieu urbain. Mais quand l’eau parvient au robinet du consommateur, de nombreux habitants n’ont pas un revenu suffisant pour souscrire l’abonnement et doivent se contenter de l’eau des vendeurs ambulants, ou en provenance de puits le plus souvent pollués.

De fait, cette politique de privatisation entraîne de l’exclusion et l’eau perd ainsi sa qualité de bien commun ; plusieurs rapports en attestent dont ceux de la Banque mondiale, organisation dont les prises de position ne sont pas particulièrement connues pour être radicales. Est-ce pour tenter de quelque peu corriger ce problème que la Fondation Veolia, parmi d’autres, subventionne généreusement de nombreuses ONG, dont Eau Vive, initiant des actions pour l’accès à l’eau dans des villages reculés d’Afrique ? Les intentions affichées sur le site de cette Fondation sont généreuses, ambitieuses, mais il me semble difficile d’admettre que la résolution globale du problème soit vraiment là. Aussi, entre le tout privé et le tout État, il y a sans doute des solutions intermédiaires à inventer type établissement publique comme à Paris par exemple, et l’ESS doit y contribuer si l’on veut bien reconnaître son rôle pionnier dans l’expérimentation sociale et économique.

La Terre un droit d’usage pour tous ?

Max Querrien, conseiller d’État, fait un sévère constat : « Il ne va pas de soi que la croûte terrestre, qui est une donnée géophysique et non un produit de l’activité humaine, pût être appropriée, c’est-à-dire divisée en parcelles sur chacune desquelles s’exercerait une souveraineté proprement fantastique […]. Le sol est devenu en droit une valeur purement monétaire et non un droit d’usage »[9] [Le Monde diplomatique, 2010]. Il fait allusion à la pratique courante dite de « l’enclosure », système qui met à mal les droits d’usage ou coutumiers des communs, pâturages par exemple. Ce système capitaliste a été dénoncé en Angleterre dès le début du XVIe siècle par Thomas More : « ainsi un avare affamé enferme des milliers d’arpents dans un même enclos et d’honnêtes cultivateurs sont chassés de leur maison, les uns par la fraude, les autres par la violence. »[10] [1516] Cinq siècles plus tard l’enclosure est encore d’usage courant, tout particulièrement en Afrique et en Amérique du Sud où de puissants groupes financiers deviennent les grands fermiers de la terre [appropriations des terres : AGTER/ »Foncier et Développement », 2010].

En France l’artificialisation des sols – équivaut actuellement tous les sept ans à la surface d’un département moyen – et la difficulté rencontrée par de nombreux paysans pour transmettre leur petite ou moyenne exploitation – entre 2000 et 2010, baisse de 26% du nombre de petites et moyennes exploitations agricoles [Agreste ministère de l’agriculture, recensement 2010] -, conduisent le pays à être de moins en moins paysan, et de plus en plus agro-industriel, seules quelques grandes exploitations pourront demeurer actives. Déjà en 2005, un rapport du Conseil économique et social, présenté par Jean-Pierre Boisson, avait cherché à attirer l’attention sur cette réalité : « La maîtrise foncière clé du développement rural : pour une nouvelle politique foncière« .

Avec ces données il paraît impossible de représenter l’ensemble de la terre agricole comme un bien commun, et inévitablement la question de la grande propriété foncière se pose : « aujourd’hui, le foncier est l’enjeu de multiples usages : sur les 10 000 exploitations transmises chaque année en France, une sur dix est engloutie par l’urbanisation, alors que la moitié du reste est consacrée à l’agrandissement des exploitations déjà existantes » [11] [Jérôme Deconinck, 2011]

Nous sommes donc confrontés à une réalité problématique pouvant vite devenir désastreuse pour l’avenir de la planète et de l’humanité : « Sur une planète où toutes les cinq secondes un enfant de moins de dix ans meurt de faim, détourner des terres vivrières et brûler de la nourriture en guise de carburant constituent un crime contre l’humanité. »[12] [Jean Ziegler, 2011].

Mais là encore l’ESS se révèle particulièrement active en développant un peu partout de multiples expérimentations : « C’est incroyable de voir à la fois une telle générosité et une telle conscience de la valeur de la terre en tant que bien commun » [Jérôme Deconinck, 2011]. En mai 1981, après dix années d’une lutte d’envergure, 103 paysans du Larzac fêtaient leur victoire contre l’extension d’un camp militaire et obtenaient en 1985 la possibilité de créer en France le premier office foncier (une “Utopie foncière”, d’après Edgar Pisani, 1977) : la “Société civile des terres du Larzac”, (bail emphytéotique de 99 ans avec le ministère de l’Agriculture) destinée à gérer collectivement les 6 300 hectares libérés par l’armée mais restant propriété de l’État : « la preuve est faite que les paysans, en dehors de la seule logique de la propriété privée, peuvent pérenniser l’emploi paysan […] en maintenant des campagnes vivantes où les usages de la terre pour produire, préserver et accueillir peuvent prospérer ensemble » [José Bové, 1985].

Terre de liens’’ s’inscrit dans la continuité de la grande aventure du Larzac, deux hommes en sont à l’origine :

  • Non loin du Larzac, Sjoerd Wartena, hollandais, s’est installé en 1970 dans un petit village drômois où l’agriculture était en train de mourir faute de bras. Il se lance dans l’élevage de chèvres et la culture de plantes aromatiques et médicinales, depuis trois autres exploitations agricoles sont redevenues actives.
  • Jérôme Deconinck découvre une autre façon de concevoir l’agriculture en participant à des groupes de travail de l’association d’éducation populaire  « Relier« : « Faire émerger des solutions alternatives et viables face aux difficultés rencontrées par des personnes désirant s’installer à la campagne ». Sa rencontre avec Sjoer Wartena débouche sur la création de l’association Terre de Liens en 2003, puis de la société Foncière en 2006 avec différents partenaires, dont La NEF et la Fédération de l’agriculture biologique (FNAB), dans le but de « développer l’actionnariat solidaire pour financer le rachat de terres agricoles destinées à être louées ».

Philippe Cacciabue (entretien téléphonique), actuel gérant-directeur, explique le statut et le fonctionnement, peu communs dans l’ESS, de la Foncière Terre de Liens : « les fondateurs voulaient et veulent toujours démultiplier le nombre d’épargnants mais sans qu’ils exercent le pouvoir afin d’éviter toute dérive, celle par exemple de déclarer : ‘’bon, on a fait du bon boulot, notre mission est remplie, alors on revend les terres au plus offrant !’’, et ça les fondateurs n’en veulent pas. Aussi, inspirés par l’expérience de la société immobilière ‘’Habitat et humanisme’, ils ont opté pour le statut de Société en commandite par actions (SCA) à capital variable, dans laquelle le pouvoir est entre les mains des associés commandités. Dans notre cas, l’associé commandité est une SARL appartenant à 90% à l’association Terre de liens et la NEF, 10% revenant aux fondateurs ».

À ce jour, l’épargne solidaire a permis de rassembler un capital de 65 millions d’euros auprès de 13.500 actionnaires, permettant le rachat de 177 fermes, soit 4.260 hectares en agriculture bio. Celle-ci est encouragée par un bail environnemental contraignant :  « engagement écologique, mais aussi social que prend l’acquéreur auprès de la foncière. Il s’engage à exploiter les terres, non seulement en observant les critères du label Agriculture Biologique, mais à limiter son impact sur la qualité des eaux, préserver et entretenir les haies, préservation des zones humides » [Terre de liens]. L’association avait également créé un Fonds de dotation permettant l’acquisition de fermes en donation, ce fonds est devenu Fondation le 22 mai 2013.

Quand Terre-de-liens fait l’acquisition d’une grande propriété, elle peut décider de la louer à plusieurs agriculteurs, tel est le cas pour la Grange-des-Près à Barjac (Gard), propriété de 120 hectares en production céréalière jusqu’à sa mise en vente : « Ce projet est né de la volonté de la commune de Barjac et de partenaires locaux (Conseil général, Région, Chambre d’agriculture…) de convertir une grande exploitation en agriculture biologique et de soutenir le développement d’un projet local de territoire […]. Sans l’intervention de Terre de Liens, cette ferme aurait été découpée en trois ou quatre morceaux et mise en grande culture intensive et chimique pour produire essentiellement des matières premières anonymes destinées à l’alimentation animale«  [Édouard Chaulet, maire de Barjac, 2010]. Depuis, deux agriculteurs assurent une production bio orientée vers la polyculture et l’élevage avec vente en circuit court dont le restaurant scolaire du village.

Lorsque sur son site la Foncière Terre de liens décrit son action comme « un mécanisme vertueux », elle corrobore en tout point le processus développé par E. Ostrom : la reconnaissance de la terre comme un bien commun, un objectif qui peut être atteint localement, y compris par des collectivités territoriales. Et même s’il s’agit de réalisations à petite échelle, Terre de liens veut aller plus loin : « Sensibiliser et mobiliser les citoyens, les pouvoirs publics et les acteurs privés pour qu’ils prennent part à la gestion collective de ce patrimoine commun qu’est la terre. Susciter et animer le dialogue multi partenarial pour la gestion collective du foncier parce que nous sommes convaincus que la capacité à coopérer est une des conditions majeures de la survie et du développement d’une société« .

À propos du bien commun Terre, de nombreuses autres pratiques sont à signaler : les AMAP, le réseau Biocoop, les Jardins partagés, les Jardins de Cocagne… et tout ce qui est entrepris dans le monde par de nombreuses coopératives et associations pour le commerce équitable et le développement de l’autosuffisance alimentaire, citons par exemple “les Amis de la Terre”.

L’importance des liens entre Terre de liens et la société la NEF, amène à évoquer le rôle important joué par cette banque dans l’approche d’une économie fraternelle.

Une approche de la finance en biens communs

La finance, ce ‘’veau d’or’’ éternellement construit, détruit, reconstruit…, domine-t-elle le monde ? Des hommes politiques, devenus Présidents de la République, en ont fait l’une de leur cible favorite : ainsi en 1971 François Mitterrand proclame : « le véritable ennemi, si l’on est bien sur le terrain des structures économiques, c’est celui qui tient les clés […], l’argent qui corrompt, l’argent qui écrase […], l’argent qui pourrit jusqu’à la conscience des hommes » [congrès du PS, Épinay, 13 juin 1971], ou bien encore en 2012 François Hollande déclare : « Dans cette bataille qui s’engage, je vais vous dire qui est mon adversaire […]. C’est le monde de la finance. Sous nos yeux, en vingt ans, la finance a pris le contrôle de l’économie, de la société et même de nos vies. Désormais, il est possible en une fraction de seconde de déplacer des sommes d’argent vertigineuses, de menacer des États » [discours d’investiture, le Bourget, 22 janvier 2012].

Plus de quarante années séparent ces deux discours à la même teneur, cela indiquerait-il qu’aucun pouvoir politique n’arriverait à maîtriser la finance internationale ? Aussi envisager de remettre l’argent à sa place comme simple outil de l’échange et chercher à le rendre bien commun relève sans doute d’une grande utopie, pourtant certains en font un possible : « Depuis un quart de siècle, de nombreuses expériences de monnaies sociales […] se sont développées à travers le monde […]. De manière générale, l’expression “monnaies sociales” désigne un ensemble de dispositifs d’échanges de biens, de services ou de savoirs organisés par et pour des groupes humains de petite taille au moyen de l’établissement d’une monnaie interne. . Ces monnaies sociales permettent aux individus de réinventer le marché depuis l’intérieur même du système capitaliste en s’appuyant sur des piliers, tels la solidarité, la réciprocité et l’auto-organisation, et de résister aux conséquences sociales d’une économie livrée aux seules régulations marchandes »[13] [Nathalie Ferreira, 2011]

Ce n’est toutefois pas une véritable nouveauté puisque, au XIXe siècle Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865) tenta en 1849 de créer une banque coopérative, ‘’la Banque du Peuple’’, prêtant pratiquement sans usure, sinon pour les frais de gestion : « La Banque du Peuple n’est que la formule financière, la traduction en langage économique du principe de la démocratie moderne : la souveraineté du Peuple, et de la devise républicaine : Liberté, Égalité, Fraternité » [P.-J. Proudhon, Banque du peuple : déclaration”, 1839. Source gallica.bnf.fr]. Mais, faute de trouver suffisamment de souscripteurs, il dut déposer le bilan au bout de six mois. En revanche un peu plus tard en Rhénanie, le maire d’Heddesdorf, Friedrich-Guillaume Raiffeisen (1818-1888), confronté à la détresse grandissante des petits paysans et commerçants, fonde avec succès en 1864 une première caisse locale pour l’épargne et l’emprunt, basée sur le système coopératif démocratique ‘’une personne = une voix’’ quel que soit le nombre de titres souscrits. Ces caisses mutuelles installées au plus près des habitants dans les gros bourgs, se multiplièrent rapidement et sont à l’origine du Crédit mutuel. Les banques Raiffeisen existe toujours en Suisse sous forme coopérative.

Aujourd’hui, jamais sans doute il n’a été autant question d’échanges économiques hors des circuits commerciaux traditionnels, les SEL (Système d’échange local) et les monnaies locales complémentaires, en étant les expressions les plus connues ; des économistes évoquent même une “économie démonétisée”[14] [Marc Halévy, 2010] difficilement quantifiable mais en plein développement : « Chaque jour dans le monde, des millions d’individus créent de nouveaux espaces permettant de réorganiser les échanges hors du circuit des monnaies nationales. Ce sont précisément des réseaux d’échanges de produits, de services, de valeurs d’informations qui se développent dans le cadre de la constitution de nouveaux espaces communautaires » [Nathalie Ferreira, 2011]. Cette économie en communs, peut-elle intégrer le système bancaire et celui-ci est-il en mesure de la prendre en compte ? L’exemple de la société financière de la NEF permet d’évoquer le concept de “Nouvelle Économie fraternelle”.

L’association la « Nouvelle Économie Fraternelle » a été fondée en 1978 par Henri Nouyrit et Jean-Pierre Bideau, proches du mouvement anthroposophique fondé par Rudolf Steiner, mais cette référence ayant été écartée depuis et il est sans doute préférable de rapprocher l’association de la Déclaration de Proudhon (évoquée plus haut) correspondant mieux à l’état d’esprit actuellement rechercher.

La NEF devient Société financière en 1988 : « La Nef se définit comme un mouvement citoyen visant à mettre la finance au service de l’économie et des besoins fondamentaux des humains, et cela dans une perspective éthique et solidaire […] Accompagner une transformation sociale non-violente en vue du développement de l’être humain, ainsi que de la protection et de la régénération des biens communs dans une société juste, aussi bien dans les pays du Nord que dans les pays du Sud. »[15] [Jean-Marc de Boni, 2012].

Jean-Marc de Boni a une longue expérience professionnelle bancaire ; il a été président-du directoire de la NEF de juillet 2011 à septembre 2016. Actuellement, la NEF n’est pas encore complètement une banque de plein exercice faute d’obtenir l’agrément nécessaire auprès de l’Autorité de contrôle prudentiel (ACP) composée des six banques françaises habilitées.  Depuis la crise bancaire de 2008 et pour davantage protéger les déposants, la prudence s’est accrue et la NEF devra sans doute attendre des jours meilleurs. Toutefois, c’est acquis depuis l’assemblée générale du 26 mai 2014 ! La Nef est désormais statutairement en mesure de proposer des produits et services bancaires au quotidien ! Mais il reste encore un bout de chemin à parcourir avant que les chéquiers et les cartes de paiements ne se retrouvent dans les poches de tout le monde ! La Nef doit en effet, déposer une demande d’élargissement de son agrément auprès de l’Autorité de Contrôle Prudentiel et de Résolutions (ACPR) pour, dans un premier temps, lui permettre de proposer des produits financiers à court terme (Livret, Compte d’épargne). Cette demande devrait être examinée par l’ACPR à l’automne et devrait donc nous permettre d’ouvrir les premiers Livrets avant fin 2014. Pour que chacun puisse ensuite ouvrir son compte courant et bénéficier de tous les moyens de paiement et services associés, la Nef devra également déployer son système d’information bancaire, ses processus et obtenir une nouvelle autorisation auprès du régulateur, tout cela devrait aboutir d’ici un ou deux ans.

En 2018, la NEF c’est : 39.000 sociétaires (11.315 en 2004) pour un capital variable de 43,6 millions. Le total des fonds confiés représente 366 millions et les prêts en cours 183 millions. Cette banque est une coopérative, avec 89 salariés travaillant au siège et dans les dix antennes locales. Ils peuvent devenir sociétaires s’ils le souhaitent : « c’est un choix personnel, il n’y a aucune incitation à le faire et aucune distinction est faite entre salariés sociétaires et non-sociétaires. Le personnel est représenté au Conseil de surveillance et le droit du travail s’applique à la lettre » [Jean-Marc de Boni, entretien, juin 2013].

En toute logique dans une banque coopérative, c’est la finalité de l’économie qui est interrogée : comment la ramener à sa fonction première, celle de l’échange monétaire à la fois libre et égalitaire en droits ? C’est toute la démarche éthique proposée par la NEF depuis ses débuts : « fournir les moyens pour que chacun puisse interroger individuellement et collectivement ses comportements financiers et leurs conséquences économiques et sociales sur les autres, sur l’environnement. Qu’est-ce que la finance solidaire ? C’est celle du partage, mais de quel partage s’agit-il ? Est-ce simplement se sentir à l’aise en donnant 25% de ses intérêts à une association bienfaitrice en ignorant complètement l’usage qui est fait du capital ? On recherche au contraire à développer une toute approche en faisant en sorte que l’argent soit un bien commun dans une double dimension :

a)      Les sociétaires sont propriétaires en commun du capital de l’entreprise, leur assemblée générale annuelle est souveraine pour décider des grandes orientations et de la stratégie de la NEF, avec application de la règle une personne = une voix quel que soit le nombre de titres détenus.

b)      L’épargne : « tant qu’elle nous est confiée, elle doit être considérée et gérée comme un bien commun et non comme un bien individuel privé en simple dépôt auquel on applique un taux ; habituellement les épargnants ignorent tout de la destinée de leur épargne. Ce bien en commun sert à des prêts gérés dans une totale transparence et attribués en fonction d’un certain nombre de critères économiques, sociaux et environnementaux« .

Qui est emprunteur de la NEF ? « Actuellement 90% de nos clients sont des entreprises, certes majoritairement de l’ESS, mais aussi ‘’classiques’’. Pour que nous fassions affaire avec les unes et les autres, elles doivent avoir un engagement clair de responsabilité à l’égard de leur environnement social et écologique, signifiant ainsi que leur projet n’est pas exclusivement orienté vers le profit. Nous attachons plus d’importance à cette démarche qu’au statut de l’entreprise, puisque ‘’statut n’est pas vertu !’’ On publie chaque année l’ensemble des prêts réalisés et il arrive que des sociétaires envoient des signaux d’alerte : ‘’pourquoi un prêt à telle ou telle entreprise ?’’ On peut donc réinterroger un client, mais on ne veut cependant pas avoir une approche d’exclusion ; on cherche plutôt à faire réfléchir certains demandeurs : ‘’vous n’y êtes pas, alors améliorez vos critères sociaux, environnementaux… et on vous finance !’’. Ce fut par exemple récemment le cas pour un important éleveur porcin qui a effectué une véritable évolution environnementale«  [Jean-Marc de Boni, juin 2013].

L’organisation fonctionnelle de la NEF est celle que l’on retrouve habituellement dans une SCOP : l’assemblée générale des sociétaires procède à l’élection du Conseil de surveillance (onze membres), qui désigne à son tour le directoire (exécutif de trois membres). L’originalité est plus à situer dans la mise en place depuis 2005 d’un Comité d’éthique (dix membres ayant une bonne connaissance de l’ESS) destiné à interroger, alerter, réfléchir sur ce qu’est la NEF, sur son évolution, et à le faire savoir auprès des sociétaires et des salariés.

La Nef, tout en cherchant à prendre une dimension européenne, attache une grande importance à entretenir des relations de proximité avec ses sociétaires grâce à la création de nombreux groupes locaux favorisant les échanges d’informations et les discussions. Depuis peu, elle tente une expérience en Rhône-Alpes d’une « Plateforme de finance participative : « Prêt de chez moi » met en lien des professionnels ayant des besoins de financement inférieurs à 15.000 euros et des citoyens désireux de soutenir directement des projets locaux et respectueux de la personne et de l’environnement grâce à leur épargne ».


Nous venons d’approcher comment l’eau, la terre, la monnaie peuvent devenir des biens communs grâce à l’action menée par des hommes et de femmes profondément attachés à des valeurs enracinées dans l’histoire de l’humanité : solidarité, coopération, liberté, développement local dans le respect de l’environnement…

Depuis peu et étroitement liée à la généralisation d’internet, la notion de « bien commun immatériel » émerge pour évoquer les biens de la connaissance : productions culturelles, logiciels libres, publications scientifiques, génétique…, leur propriété posant quantité de problèmes juridiques dont la complexité nécessiteraient de longs développements. Aussi je n’évoquerai ici que le domaine de la connaissance de la science économique à partir de l’expérience du journal ‘ »Alternatives économiques ». En quoi ce magazine fonctionnant en coopérative, participe-t-il au développement des biens communs de la connaissance ?

Les biens communs de la connaissance

‘’Alternatives économiques’’ a été fondée en 1980 par Denis Clerc et quelques militants du Parti Socialiste Unifié (PSU) avec comme slogan : « Oui, un autre avenir économique est possible ! » En trente-trois ans Alter-éco est passé de 1.000 à plus de 100.000 abonnements, et près d’un million de lecteurs (résultats 2018). D’abord association, Alter-éco s’est transformé en SCOP en 1985. Aujourd’hui l’entreprise comprend cinquante salariés en CDI, obligatoirement sociétaires avec un prélèvement mensuel de 2% sur le salaire brut pour prise de parts au capital. L’échelle des salaires va de 1 à 4.

Ce journal mensuel veut-il faire de l’économie un bien commun ? « C’est une question que l’on ne s’était pas encore posée en ces termes, mais pourquoi pas… » [Denis Clerc, François Colas, entretiens mai 2013] En tout cas la ligne éditoriale d’Alter-éco le laisse entendre : « loin du vase clos du business et de la finance, Alternatives Economiques s’intéresse à l’économie comme enjeu collectif et social : Europe, mondialisation, travail, emploi, santé, retraites, famille, transports, solidarité, éducation, cadre de vie, environnement… Notre ambition : concilier solidité de l’information et facilité de lecture, rigueur de la revue et agrément du magazine. » [le Projet, 2016].

 « Nous voulons traduire en termes compréhensibles par tous, des analyses économiques souvent faites par des experts dans un jargon destiné à quelques initiés. Notre rôle est celui de passeur de connaissances vers un public aux origines sociales variées : étudiants, enseignants, militants politiques et syndicaux… avec une méthode qui consiste à systématiquement illustrer les concepts par des exemples. Tous les journalistes d’Alter-éco ont une solide formation économique et traitent de tous les domaines de l’économie, y compris bien sûr celui de l’ESS, mais on ne peut pas dire qu’Alter-éco est le journal de l’ESS, même s’il s’y intéresse de près en la resituant toujours dans l’économie au sens large, Philippe Frémeaux en est le spécialiste et il en fait une alternative[16].

En choisissant de fonctionner en coopérative, Alter-éco a fait un choix stratégique d’une mise en pratique de sa logique éditoriale ; en effet nous évoquons une approche didactique, refusant la coupure entre économique et social, et mettant en avant les enjeux pour construire une société plus solidaire et démocratique ; aussi je crois que l’on devait avoir cette exigence déjà pour nous. Mais nous ne fonctionnons pas dans une bulle idéalisée et notre pratique, même si l’on peut considérer qu’elle œuvre pour le bien commun de la connaissance, est cependant bornée par l’obligation que nous avons d’équilibrer nos comptes par nos propres moyens. Nous fonctionnons, qu’on le veuille ou non, dans une économie de marché avec ses contraintes dont celle de la concurrence et on ne peut obliger quiconque à acheter nos produits ! Ce bornage est une donnée importante pour l’ESS, tout particulièrement pour les SCOP, et dans la perspective d’étroites relations entre biens communs et ESS, on doit aussi réfléchir à l’articulation entre biens communs et économie de marché, est-elle possible et à quelles conditions ? Je ne pense pas en effet que l’ESS a vocation à être un nouveau modèle économique amené à se substituer à l’actuel même s’il est défaillant, elle a vocation, par ses pratiques innovantes, à influencer, à bousculer l’ensemble de l’économie. » [Denis Clerc, François Colas, 2013].

Dans cette approche du bien commun de la connaissance économique, Alter-éco est traversé, comme tous ses confrères de la presse écrite, par les incertitudes provoquées par la généralisation de l’accès à internet avec sans doute, à plus ou moins brève échéance, une diminution de la part de l’édition papier au profit de l’édition numérique accessible au plus grand nombre. Se pose alors la question de l’avenir économique d’un journal ‘’condamné’’ au Net : gratuité d’accès partielle voire totale, en sachant que les sites en accès totalement payants sont très peu fréquentés ? Qui va alors financer le manque à gagner : dons, subventions, publicité ? « Ces questions sont d’une grande actualité pour nous et sont discutées, étudiées… Nous avons déjà diversifié nos productions avec un apport conséquent en prestations de services : formation, émissions (à venir) sur la croissance avec Arte-TV, aides éditoriales et techniques pour des publications financées par des collectivités territoriales (surtout les Régions), des Mutuelles pour la revue “Santé et travail”… ; on développe ainsi notre savoir-faire, notre marque. Mais cette activité représente actuellement au maximum trois à quatre emplois à temps plein et je ne pense pas que l’on puisse beaucoup la développer, en tout cas pas au point de remplacer l’édition actuelle du journal, ce qui n’est pas d’ailleurs ni souhaité, ni souhaitable ! Alors il va falloir que l’on s’adapte relativement vite à cette nouvelle forme journalistique voulue par le Net, c’est en pleine effervescence et on espère s’en sortir sans trop y laisser de plumes ! » [François Colas, 2013].

« Alter-éco n’est pas une entreprise capitaliste, mais elle est une entreprise quand même, confrontés aux mêmes défis que les autres, surtout en ces temps difficiles pour l’ensemble de la presse. Notre réussite, nous la devons à aucun financier, mais à des travailleurs motivés et à un réseau de sympathies et de soutiens » [Denis Clerc, “Scoop sur Scop”  2019].

Denis Clerc et François Colas insistent beaucoup sur la nécessaire prise en compte par les entreprises de l’ESS des contraintes imposées non seulement par l’économie de marché mais aussi par le droit du travail ; ces contraintes posent des limites à l’autonomie et à la passion que l’on trouve chez tous les créateurs de l’ESS (comme d’ailleurs chez bon nombre d’artisans), mais elles sont incontournables quelles que soient en amont les idées généreuses fondatrices.

Des hypothèses en guise d’ouverture

Si quatre exemples ne suffisent pas à démontrer avec une grande certitude les interactions possibles entre ESS et biens communs, ils permettent cependant de dégager plusieurs hypothèses qui pourront éventuellement être vérifiées plus avant :

  • Avec l’association Eau Vive on notera une complémentarité dans l’action avec des entreprises ‘’classiques’’ telles Veolia et Suez. Mais Eau Vive semble certainement plus à même de répondre à des besoins locaux dans des villages reculés en initiant des pratiques participatives démocratiques avec les habitants, pratiques, que je sache, fort peu en usage dans les multinationales. Notons également que les finances d’Eau Vive dépendent en partie des subventions accordées par les fondations Veolia et Suez, s’agit-il d’un réel partenariat sur des projets définis en commun, ou bien d’un lien de dépendance ?
  • Avec Terre de liens la valeur de la terre agricole n’est pas spéculative et la propriété devient commune à des souscripteurs solidaires. Dans cet exemple on note également le rôle partenaire initiateur que peut jouer une collectivité territoriale.
  • Pour la Nef, il s’agit de redonner sens à la finance en faisant de l’épargne un bien commun avec une gouvernance d’une grande transparence.
  • Enfin avec Alternatives économiques, la connaissance est rendue accessible et peut être partagée bien au-delà d’une élite d’expertise.

Pour ces quatre entreprises de l’ESS “L’exploration du possible” dans le domaine de ressources naturelles vitales et de celles de la connaissance, conduit à ce que ces ressources peuvent effectivement devenir des biens communs accessibles à tous sans aucune discrimination.

D’une manière plus générale, les entreprises de l’ESS, quel que soit leur statut, paraissent les plus à mêmes à répondre à des demandes de gouvernance de biens communs venant de la société civile. En effet, leurs orientation vers une économie du partage et non de l’accumulation par quelque minorité, leurs capacités de création, leur souplesse d’organisation, voire d’auto-organisation, leur fonctionnement démocratique… sont favorables à des expérimentations sociales où la coopération et la solidarité l’emportent sur la compétition. Ce qui ne veut pas dire cependant que l’on ne retrouve pas certaines de ces caractéristiques dans des entreprises ‘’classiques’’ mais pour celles-ci la rentabilité et le profit demeurent logiquement des objectifs prioritaires, pouvant conduire à des choix contredisant la recherche des biens communs.

Cette recherche repose sur un équilibre précaire des relations entre économie sociale et solidaire, économie de marché et pouvoirs publics ; des instances telles les régies publiques et les Sociétés coopératives d’intérêt collectif (SCIC) peuvent favoriser la rencontre de ces trois institutions devenant partenaires pour des actions communes.

La SCIC, en particulier, semble être l’établissement qui ouvre pour l’avenir de grandes possibilités de partenariat. Elle a été instituée par la loi du 17 juillet 2001 (modifiée par la loi du 25 déc. 2007 défiscalisant les fonds de réserve et par la loi du 22 mars 2012 supprimant l’agrément préfectoral) ; elle permet « d’associer autour du même projet des acteurs multiples : salariés, bénévoles, usagers, collectivités publiques, entreprises, associations…, pour produire des biens ou services qui répondent aux besoins collectifs d’un territoire par la meilleure mobilisation possible de ses ressources économiques et sociales, en respectant les règles coopératives dont : le principe ‘’une personne = une voix’’, l’implication de tous les associés dans la vie de l’entreprise et la création d’un fonds de réserves impartageables garantissant son autonomie et sa pérennité. . [la SCIC, une coopérative au service des territoires].

Toutefois aucun système ne peut être véritablement efficient si l’on ne reconnaît pas en préalable toute la valeur du capital social et culturel que représentent l’économie et la gouvernance des biens communs que devraient être les ressources naturelles et dans lequel l’ESS joue un grand rôle historique et actuel. On ne peut donc que souhaiter, dans la foulée des travaux d’E. Ostrom, que le travail de reconnaissance de ce capital se développe afin de l’intégrer dans un projet politique venant de la société civile.

Les princes du monde

Pour conclure une brève histoire évoquée par Carlo Levi dans son livre le Christ s’est arrêté à Éboli[75].

En des temps reculés un pauvre village au fin fond du sud de l’Italie, était terrorisé par un dragon qui empêchait les villageois d’utiliser l’eau du fleuve selon un droit d’usage coutumier. Pour s’en débarrasser ils firent appel au plus puissant prince de la région. Celui-ci, protégé par la Madone, et après un dur combat, extermina bien sûr le dragon ! En remerciement les villageois décidèrent d’offrir le fleuve à leur sauveur, celui-ci flairant la bonne affaire, décida tout simplement que l’eau serait désormais payante ! Ainsi serait née une servitude conservée de génération en génération princière jusqu’au milieu du XIXe siècle. De cette histoire, à la fois légende et réalité, je tirerai volontiers la leçon que pour gérer des ressources naturelles essentielles à la vie, il vaudrait mieux ne pas s’en remettre aux princes de ce monde quels qu’ils soient !


Notes

[1] Secondi J. « Les nouvelles frontières de l’économie. Jusqu’où les économistes peuvent-ils élargir leur champ d’intervention ? » 31 août 2010, Le Nouvel Économiste

[2] Le Crosnier H. « Le prix Nobel à Elinor Ostrom : une bonne nouvelle pour la théorie des biens communs ». 12 oct. 2009, article web, Alternatives Économiques

[3] Rocard M. « Le prix Nobel d’économie pour l’autogestion ». 20 oct. 2009, Libération

[4] Ostrom E. Gouvernance des biens communs. Pour une nouvelle approche des ressources naturelles. Cambridge University Press, 1990. Et pour la traduction française, Bruxelles : 2010, éd. De Boeck

[5] Hardin G. « La Tragédie des biens communs », 1968, revue Science

[6] Ariès P. Le Socialisme gourmand, le bien-vivre : un nouveau projet politique. Paris : 2012, éd. La Découverte

[7] Gadrey J. « Des biens publics aux biens communs ». 24 avril 2012, Alternatives économiques /blog

[8] Coriat B. « La Crise de l’idéologie propriétaire et le retour des communs ». Mai 2010, Contretemps

[9] Querrien M. « La propriété du sol, une aberration ». Le Monde diplomatique, Manière de voir. « L’urbanisation du monde », N°114, décembre 2010

[10] More T. L’Utopie, 1516. Traduction française par Victor Stouvenel. Paris : 1842 : éd. Paulin. Numérisé BNF

[11] Deconinck J. « Ferme par ferme », déc. 2011 Territoires

[12] Ziegler J. Destruction massive : géopolitique de la faim. Paris : 2011, éd. du Seuil

[13] Ferreira Nathalie, “Crédit et monnaie sociale chez P.J. Proudhon (1809-1865)”, Revue de philosophie économique, 2011/1

[14] Halévy M. Économie démonétisée. Paris : 2010, éd. Piktos

[15] De Boni J-M. préface dans Économie fraternelle et finance éthique, Nathalie Calmé. Gap : 2012, éd. Yves Michel

[16] Frémeaux P. La Nouvelle alternative ? Enquête sur l’économie sociale et solidaire. Paris : 2011, éd. des Petits Matins

[17] Levi C. Le Christ s’est arrêté à Eboli. Paris : 1948, éd. Gallimard, pour la traduction française.


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