« Relevé de terre », José Saramago

Région d’Alentejo dans le sud du Portugal, début du XXe siècle : les terres agricoles sont en grande partie sous la domination d’une petite poignée de propriétaires du latifundium enrichis par l’exploitation d’ouvriers agricoles réduits au servage avec l’assentiment de l’Église catholique. Pour celle-ci le monde est invariablement constitué de riches et de pauvres, ces derniers devant admettre cette évidence puisque Dieu l’a voulu ainsi, la garde nationale de Salazar et la trop célèbre PIDE (police de défense de l’État) se chargeant de faire respecter la volonté divine en réprimant avec violence la moindre velléité de sa remise en cause.

C’est là que José Saramago situe l’action d’un roman parcourant l’histoire portugaise de la fin de la Première guerre mondiale à la révolution des œillets en 1974. Trois2012-11-06-Capturedcran2012110612_33_04 générations se succèdent dans un village « Monte Lavre » caractérisé par sa grande pauvreté.

On dit généralement que l’histoire ne se répète pas, pourtant dans la famille de João Mau-Tempo, personnage central du roman, le grand-père et sa petite fille ont les yeux bleus, alors que personne ne se souvient en avoir vu dans cette région… c’est l’une des belles surprises de ce génial roman écrit en 1980 mais traduit en français seulement en 2012.

Génial déjà par le récit d’une grande épopée révolutionnaire. J. Saramago l’introduit par une citation de Almeida Garrett  : « Et je demande aux économistes politiques, aux moralistes, s’ils ont déjà calculé le nombre d’individus qu’il est nécessaire de condamner à la misère, à un travail disproportionné, au découragement, à l’infantilisation, à une ignorance crapuleuse, à une détresse invincible, à la pénurie absolue, pour produire un riche ? » Chacun fera peut-être ce savant calcul qui serait fort utile… Le décor ainsi posé, le lecteur est amené à suivre la lente prise de conscience par un peuple de son aliénation et de la montée du désir de s’en sortir.

Génial ensuite par le style très singulier de J. Saramago, où la poésie et l’humour se côtoient amoureusement. La ponctuation peut paraître étrange par moment, mais ce détail est vraiment mineur et ne doit pas empêcher de gouter à la saveur haute en couleur de ce livre.

« Chaque jour a son histoire, il faudrait des années pour raconter une seule minute, le geste le plus insignifiant, le menu décorticage d’un mot, d’une syllabe, d’un son, sans parler des pensées qui sont choses fort touffues, penser à ce qu’on pense, ou on a pensé, ou on est en train de penser, quelle est donc cette pensée qui pense une autre pensée, on n’en finirait jamais […]

Le monde, vu de Monte Lavre, est une chose délicate, une montre minuscule qui ne supporte d’être remontée que légèrement et pas un tour de plus, qui se met à trembler, à palpiter si un gros doigt s’approche du balancier, s’il effleure, fût-ce délicatement, le ressort inquiet comme un cœur. […] Vu de Monte Lavre, le monde est une montre ouverte, avec les tripes au soleil, en train d’attendre que sonne son heure. »

Des hommes et des femmes, littéralement pliés en deux par le travail harassant de la terre et sous le joug d’exploiteurs, ont fini par se relever pour conquérir dignité et meilleures conditions de vie… Et à la fin même les morts se relèveront aussi à leur façon, comment auraient-ils pu être absents « en ce jour essentiel de soulèvement » ?

José Saramago, Relevé de terre, 1980, 2012 pour la traduction en français, Seuil


Autres lectures de José Saramago (prix Nobel de littérature en 1998)

l’Aveuglement » (1997, Seuil) Un homme, assis au volant de sa voiture, attend devant un feu rouge. Il devient soudain aveugle. C’est le début d’une épidémie qui se propage très vite à tout un pays : tout le monde, sauf une femme, devient complétement aveugle ! En quarantaine dans un hôpital ou livrés à eux-mêmes dans la ville, des hordes d’aveugles vont devoir faire face aux comportements les plus primitifs pour survivre à tout prix. Imaginons un instant la situation : plus personne pour guider, pour ordonner, pour soigner, pour ramasser les déchets etc., la seule personne valide ne pouvant agir qu’auprès d’un petit groupe d’aveugles. Tous les repères dans l’espace et dans le temps disparaissent et hommes et femmes finissent par se marcher littéralement les uns sur les autres ! Surprenant et lumineux, si j’ose dire, roman allégorique, où l’homme est pris en flagrant délit (délire) d’aveuglement sur lui-même et sur le monde qu’il construit. Livre d’une grande densité où chaque mot a son importance : « Les mots sont ainsi, ils déguisent beaucoup, ils s’additionnent les uns aux autres, on dirait qu’ils ne savent pas où ils vont, et soudain à cause de deux ou trois, ou quatre qui brusquement jaillissent, simples en soi, un pronom personnel, un adverbe, un verbe, un adjectif, l’émotion monte irrésistiblement à la surface de la peau et des yeux, faisant craquer la digue des sentiments, parfois ce sont les nerfs qui n’en peuvent plus, ils ont trop supportés, tout supporté, c’était comme s’ils portaient une armure. »

« La lucidité« , (2004, Seuil). Plus de 80% de votes blancs lors d’élections municipales dans une grande ville du Portugal ! De quoi affoler non seulement la municipalité mais aussi le gouvernement du pays. Que signifie ce vote ? Vient-il d’un pouvoir subversif méconnu ? Toujours est-il que le gouvernement, sans vraiment rechercher les véritables causes d’une telle « désobéissance civile », va isoler la ville et rechercher un bouc émissaire. Mais la population sait réagir …Étrange fiction que tous les élus du peuple devraient lire avec attention, en France on n’est pas encore à 80% de votes blancs mais le plus souvent à 50 % d’abstentions, ce qui devrait faire tout autant question…